Comment mettre en avant les communs au travail ? Échange avec Odile Chagny.

Odile Chagny nous éclaire sur la manière dont les communs transforment le travail. Elle est économiste à l’Institut de Recherches Économiques et Sociales (IRES) et co-fondatrice du réseau Sharers et Workers.

Qu’est-ce que Sharers & Workers ?

Sharers & Workers est un réseau d’animation de l’écosystème autour des transformations du travail en lien avec la transformation numérique. Initialement centrés sur l’économie des plateformes, les travaux du réseau se sont recentrés sur les problématiques de l’IA et des données depuis 2019. Notre objectif est de faire se rencontrer des acteurs de la recherche, des acteurs de la transformation numérique en entreprise et des acteurs syndicaux pour appréhender collectivement ces transformations. Nous avons deux convictions :

  • l’économie numérique et le numérique sont vecteurs de bouleversements profonds pour les marchés et les acteurs économiques et sociaux préexistants. Ces nouveaux modèles d'affaires nous amènent nécessairement à renouveler nos façons de penser et d’agir sur le travail, les compétences, les relations de travail, les formes de représentation, les façons de partager la valeur etc. 
  • Il nous semble nécessaire de croiser les points de vue et de mettre en relation l’ensemble des parties prenantes, qui n’ont pas toujours les mêmes approches, afin de mieux appréhender ces transformations. 

Comment le réseau Sharers & Workers s’est-il emparé de la question des communs ?

Le numérique permet une production collaborative étendue et une gouvernance ouverte. Autant de formes d’organisation et de modèles que l’on retrouve très souvent dans les communs et les communs numériques, très étudiés sous l’angle de la ressource et de la gouvernance, mais assez peu sous celui des modèles de travail sous-jacents. Nous nous intéressons à cette dimension, souvent moins explorée dans la littérature scientifique : le travail en commun ou produisant des communs génère-t-il des conditions et des organisations de travail spécifiques ?
Nous avons porté ce questionnement dans le cadre du Transformateur Numérique, un dispositif d’innovation collaborative porté par l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) et la Fing (Fédération Internet Nouvelle Génération) et qui vise à accélérer les initiatives mettant le numérique au service de la qualité de vie au travail. La huitième édition du Transformateur a ainsi été organisée en 2018 en partenariat avec le Groupe Chronos et Sharers & Workers avec pour thème : “Travails et communs, travail en commun, vers de nouvelles organisations du travail ?”. 

Par la suite, ces rencontres se sont formalisées par la mise en place d’une expérimentation soutenue par le Fact (Fonds pour l’amélioration des conditions de travail de l’Anact). Dans ce cadre, nous avons accompagné six structures de l’écosystème des communs pour expérimenter de nouvelles formes d’organisations, de collaboration, d’encadrement de l’activité et d’innovation sociale, tout en mettant ces initiatives en réseau pour qu’elles se nourrissent mutuellement. Ces structures avaient toutes la particularité de mobiliser les potentialités offertes par le numérique, que ce soit pour la production de communs numériques, pour l’organisation du travail ou de la coopération... Il ne s’agissait absolument pas de s’interroger sur la gouvernance ou le statut de ces structures mais plutôt d’étudier comment mettre en avant les valeurs liées au communs dans les modalités de travail et d’organisation.

À ce sujet, qu’avez-vous observé ? En quoi les communs sont-ils des modèles d’organisation du travail spécifique ?

Notre travail a ainsi permis de formaliser des règles et processus qui étaient auparavant implicites, en s’adaptant à la volonté d’auto-organisation et de co-construction qui leur est chère.

L’organisation et les objectifs de ces structures étant différents de ceux des entreprises “traditionnelles”, les façons de travailler et de reconnaître le travail le sont aussi et posent la question des outils mis à disposition des communs à ce titre.

La difficulté commune à ces six structures était finalement de réussir à faire fonctionner des collectifs aux engagements variables et inégaux, avec certains contributeurs particulièrement sur-sollicités. Le suivi que nous avons mené a ainsi montré que ceci est notamment dû à l’absence de définition des concepts organisationnels mis en œuvre : comment mesurer et reconnaître la contribution et le contributeur, comment le rétribuer, comment gérer une collectif de contributeurs, comment évaluer les compétences, comment gérer les conflits…

Il ressort également de nos observations que cette carence définitionnelle va de pair avec une grande difficulté à trouver un équilibre entre horizontalité et verticalité. Ces structures cherchent à remettre en question la subordination hiérarchique, à tendre vers des formes plus distribuées du pouvoir, à s’éloigner de la logique du “command and control” pour aller vers des formes de coopération plus horizontales. Elles cherchent aussi à expérimenter des “modèles organisationnels distribués" de production des communs, ce qui floute encore davantage la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de l’entreprise et, de fait, de ses travailleurs. Toutefois, ces initiatives peuvent générer une certaine incompréhension voire frustration de la part des parties prenantes qui peuvent même mettre en péril les collectifs. Il s’agit enfin de rétribuer correctement le travail pour éviter un épuisement des contributeurs, ce qui sous-entend de savoir mesurer et évaluer le travail en amont. Notre travail a ainsi permis de formaliser des règles et processus qui étaient auparavant implicites, en s’adaptant à la volonté d’auto-organisation et de co-construction qui leur est chère.

Nous avons aussi pu être amenés à expérimenter des dispositifs organisationnels nouveaux. Nous sommes face à des structures qui ne veulent pas poser la question du statut juridique : CAE, SCOP, SCIC… ce n’est pas leur préoccupation. Elles se demandent plutôt comment favoriser une approche du travail par les communs et comment s’outiller à cet égard. Il faut donc chercher d’autres modes de construction et d’outils pour gérer une entreprise, que ce soit en matière de gestion des conflits, des compétences, de la rétribution, de la coopération, de l’identification du travail, voire de la carrière. Tous ces mots-là, dont le Code du travail traite, il faut les réinterroger dans le cadre du commun. Par exemple, l’une des structures que nous avons accompagnées réfléchit depuis plusieurs années à la création d’un CDI communautaire : pourquoi aurait-on un contrat pour une seule personne et pas pour deux ? Ils ont ainsi répondu à des offres d’emploi pendant l’expérimentation avec deux personnes pour un même poste. Nous les avons fait accompagner par des juristes travaillistes de l’université de Lyon II. Ce sont des expérimentations très préliminaires et difficiles à mener parce qu’on est aux frontières de ce que permet le Code du travail. 

Vous avez co-écrit avec Amandine Brugière un article intitulé “De la production de communs aux communs du travail”[1], comment définissez-vous ces communs du travail ?

Il est très difficile de faire fonctionner sur la durée un collectif de travail ouvert, en l’absence de définition claire de cette ouverture. On observe en fait une tyrannie de l’absence de structure.

La littérature fait apparaître deux principales approches des communs. La première, emmenée par Elinor Ostrom, part des ressources partagées pour ensuite étudier les règles qui en régissent les usages collectifs. La seconde approche, celle du “commoning” et notamment reprise par Pierre Dardot et Christian Laval, s’intéresse davantage au processus même de production d’un commun. C’est la continuité de celle-ci que nous nous sommes inscrites, car même si on a une ressource et une gouvernance, sans contributeur cela reste une coquille vide. Toutefois, dans les deux approches, l’accent est mis sur les règles juridiques voire politiques qui découlent de ces modèles, mais très peu sur les transformations organisationnelles qu’ils engendrent, c’est-à-dire la façon dont les ressources, les processus et les rapports sociaux sont mis en place par le collectif pour atteindre leurs buts.

Nous avons identifié un écueil supplémentaire à ceux régulièrement pointés dans la littérature sur les communs : outre la surexploitation de la ressource et la difficulté à pérenniser le collectif de contributeurs - qui est réel, il y a un vrai enjeu d’épuisement du commoner. Il est très difficile de faire fonctionner sur la durée un collectif de travail ouvert, en l’absence de définition claire de cette ouverture. On observe en fait une tyrannie de l’absence de structure (pour reprendre les termes de la militante Jo Freeman) : toutes les organisations ont besoin de poser des règles structurelles, tout en s’émancipant des cadres traditionnels existants. Un équilibre doit donc être trouvé - et c’est là toute la difficulté - entre la liberté des personnes à s’engager volontairement dans ces projets et la nécessité de répartir, discuter, vérifier, évaluer même des tâches et responsabilités à chacun pour s’assurer de la bonne marche du projet. 

Selon vous, comment devrait intervenir l’État vis-à-vis de ces structures et à leurs contributeurs ?

Pour moi il s’agit d’abord d’une question de droit à l'expérimentation. Les expérimentations menées sont systématiquement hors-champ du Code du travail, et créent donc des risques juridiques. L’État pourrait porter davantage d’attention à ces innovations.

Pour moi il s’agit d’abord d’une question de droit à l'expérimentation. Les expérimentations menées sont systématiquement hors-champ du Code du travail, et créent donc des risques juridiques. L’État pourrait porter davantage d’attention à ces innovations, qui ne sont pas des innovations de structure juridique mais d’organisation du collectif et du travail qui cherchent à mettre en avant des formes inédites et inconnues de coopération : comment les outiller et les accompagner ? Par nos expérimentations, nous avons parfois recréé du droit, mais il faudrait formaliser tout cela.

Il faudrait aussi proposer des dispositifs adaptables : on ne peut pas mettre en place la même solution partout, cela ne fonctionne pas. Nous sommes face à des structures dont les valeurs portées relèvent d’un engagement politique, qu’elles déclinent dans tous leurs rouages. Elles ont donc besoin de s’approprier les outils. C’est une erreur de considérer que l’on peut avoir un dispositif générique. Par exemple, le droit créé autour de l’économie sociale et solidaire (ESS) n’apporte pas toutes les réponses ; notamment, il ne propose pas de solution pour rétribuer la contribution ouverte et ce droit concerne  des structures qui demeurent dans une logique marchande. Donner la possibilité à ces organisations de construire elles-mêmes leurs propres outils participe autant de l'accompagnement que l'accompagnement en lui-même. J’ai constaté une réticence forte à accepter des solutions émanant du du pouvoir exécutif ou du législateur. Il faut absolument éviter toute logique descendante.

Enfin, on pourrait davantage s’inspirer des initiatives et des idées qui germent dans ces collectifs, notamment au sein de l’État dans une logique ascendante. Je pense que l’État peut aider à l’expérimentation, mais aussi regarder ce que les autres ont produit pour éventuellement le reprendre à son compte, l’étendre, le faciliter… L’État pourrait par exemple accepter d’avoir ces structures comme prestataires. La commande publique est un réel levier à cet égard.

[1] BRUGIÈRE, Amandine & CHAGNY, Odile. “De la production de communs aux communs du travail”. La Revue des conditions de travail, n°12, juillet 2021.”

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