Technological Transformation & New Regulatory Models : intervention de Yann Bonnet à l'OCDE

Technological Transformation & New Regulatory Models

Résumé de l’intervention de Yann Bonnet,
Secrétaire général du CNNum

2016 Ministerial Meeting - June 21 - Mexico

 

Yann Bonnet, Secrétaire général du Conseil national du numérique, a participé au Trade Union Stakeholder Forum on the Digital Economy, organisé par l’OCDE le 21 juin 2016 à Cancún au Mexique. Après une présentation du Conseil national du numérique, Yann Bonnet est revenu sur les grands enjeux de la régulation dans l’environnement numérique.

1/Le besoin d’une nouvelle forme de régulation des plateformes

L’environnement numérique a été marqué par l’apparition des grandes plateformes. Ces mastodontes organisent et hiérarchisent les contenus en vue de leur présentation et de la mise en relation des utilisateurs. A cette caractéristique commune s’ajoute parfois une dimension écosystémique : les géants du numérique, notamment, ont parfaitement su organiser les interrelations entre leurs services convergents, les différentes plateformes qu’ils opèrent (ex : Google Search se nourrit des données de YouTube, qui se nourrit des données de Google +, etc...).

Catalyseurs d’innovation, les grandes plateformes impulsent les interactions sociales et proposent des fonctionnalités de grande valeur. Ainsi participent-elles positivement au développement du numérique, de l’économie et de la société en général. Cependant, cette poignée d’acteurs incontournables centralisent entre leurs mains un pouvoir considérable qui leur permet de prendre l’ascendant sur les individus, les entreprises et les institutions. Il en résulte une hypercentralisation du réseau, les grandes plateformes étant souvent incitées ( par leurs actionnaires et investisseurs) à organiser le lock-in, la captivité de leurs utilisateurs et la constitution de silos informationnels. A titre d’exemple, un réseau social comme Twitter peut être amené subir la confrontation d’intérêts divergents : l’intérêt des utilisateurs de rapidement accéder aux contenus qu’ils recherchent, contre l’intérêt des annonceurs à leur proposer des contenus qu’ils n’auront pas nécessairement sollicités.

Les plateformes en ligne, par leur rôle de prescripteurs, façonnent et déterminent les conditions d’accès à l’information. Ce faisant, elles peuvent parfois associer utilité et opacité sans permettre de déterminer facilement si ce qui est présenté relève de publicité, d’une selection algorithmique générique, d’une adaptation personnalisée ou d’une préférence pour l’offre de la plateforme hôte (exemple : contenus sponsorisés). Par ailleurs, les conditions générales de vente et d’utilisation (CGV et CGU) brillent souvent par leur manque de clarté. Les informations utiles - lorsqu’elles sont fournies - sont parfois noyées dans une profusion de liens hypertextes, de termes techniques et juridiques. Cette abondance d’informations rend son appréhension extrêmement délicate pour l’utilisateur, alors même que c’est la condition d’un consentement éclairé. Ainsi la relation entre la plateforme et l’utilisateur est-elle caractérisée par une très forte asymétrie informationnelle et un déséquilibre structurel important.

Par ailleurs, les plateformes à succès ont bâti de véritables écosystèmes dont elles occupent le centre. Cette capacité d’innovation ouverte constitue la grande force des plateformes. De nombreux développeurs, entreprises, startups, s’agrègent à ces écosystèmes pour proposer des services à haute valeur ajoutée. Ce faisant, ces professionnels tiers acquièrent une grande visibilité et profitent des possibilités offertes par ces acteurs centraux. Cependant, ils peuvent alors subir une forte dépendance à l’égard de ces “chefs de file” et sont soumis aux aléas de leur politique commerciale. De façon plus générale, c’est souvent le développement même de l’économie numérique qui peut pâtir de ces modèles : le développement tentaculaire des grandes plateformes peut être de nature à asphyxier les capacités d’innovation des autres acteurs.

Ce déséquilibre structurel entre la plateforme dominante et ses utilisateurs professionnels tient à la position d’intermédiaire des plateformes, puisque celle-ci emporte également la possibilité de s’interposer, voire de concurrencer ses propres utilisateurs professionnels. Ainsi, il n’est pas rare que des plateformes aient un pouvoir de vie ou de mort sur les entreprises dépendantes. Un déréférencement sur Google (ou une relégation en deuxième page des résultats), un changement brutal d’algorithmes, de conditions d’accès à une API (des outils fournis par la plateforme pour permettre de proposer de nouveaux services dans son écosystème) peut résulter en une baisse drastique de chiffre d’affaires.

Face à cette situation, un principe général de loyauté des plateformes doit guider l’adaptation du droit commun. Pour la plateforme, ce principe implique premièrement et d‘une manière générale la transparence du comportement de la plateforme, condition pour s’assurer de la conformité entre la promesse affichée du service et les pratiques réelles. Dans les relations entre professionnels, il s’applique aux conditions économiques d’accès aux plateformes et aux conditions d’ouverture des services à des tiers.

2/ Le besoin d’adapter la fiscalité à l’ère du numérique

Concernant le plan BEPS : Initié il y a trois ans, pour lutter contre l’évasion fiscale, l’optimisation fiscale agressive et l’érosion de la base fiscale. Les pertes estimées : 2 000 Mds d’euros au niveau de l’UE (équivalent du PIB de la France) et 60 à 80 Mds d’euros au niveau de la France (déficit budgétaire : 40 Mds). La crise des finances publiques, notamment dans l’UE, mais aussi au Japon et aux USA, rend ce problème d’autant plus pressant. Des réflexions sont en cours sur ces sujets depuis quelque temps déjà. Dans son rapport sur la fiscalité du numérique (2013), le CNNum a porté l’idée d’une résolution au niveau international et d’une redéfinition des modèles fiscaux.

Il n’y a pas de problème fiscal limité à l’économie numérique - transformation numérique.

L’économie numérique est particulièrement peu vertueux en termes fiscaux : elle est un concentré, amplifié, de tous les problèmes que rencontrent les administrations fiscales des pays développés. Mais le problème fiscal n’est pas limité à l’économie numérique. Le problème est global. Croire que les géants du numérique, par exemple, posent un problème particulier, c’est croire que le numérique est un secteur. Or ce n’est pas le cas. En effet la transformation numérique est globale. Elle modifie nos manières de travailler, de se loger, de se déplacer... Toutes les entreprises, tous les secteurs, sont concernés par la révolution numérique. Les nouveaux modèles d’innovation, de croissance, d’utilisation des actifs immatériels, de valorisation de la donnée sont les fondements de la révolution numérique, qui est globale.

En France cette révolution est particulièrement importante : au dernier CES, 120 entreprises françaises étaient représentées (1è délégation européenne, 5è mondiale). Le nombre de startups créé en France est très important (le plus grand nombre de création de startups/habitant au monde). Les tours de table atteignent des niveaux importants (Sigfox a levé 100 millions d’euros en 2014).

De la même manière que la révolution numérique est globale, le problème n’est pas limité aux entreprises américaines.

L’impôt, garant de la durabilité de notre modèle économique.

Il permet de financer les services publics et donc la santé, l’éducation, la sécurité et de combler le déficit et la dette : c’est-à-dire de maintenir la capacité des collectivités publiques à continuer à se financer (= soutenabilité budgétaire). Pour les géants du numérique, c’est la qualité de ces services publics qui détermine les qualités de l’eldorado de l’économie numérique que représente l’Union européenne (= 500 millions de consommateurs, en bonne santé, éduqués, innovants…). Ne pas payer d’impôts n’est donc pas durable pour ces entreprises. La soutenabilité des finances publiques est donc en fait une question de durabilité pour les acteurs privés, notamment numériques.

Le problème fiscal n’est pas seulement un problème budgétaire

Mais l’impôt ne se limite pas à cette dimension budgétaire, dans la mesure où la crise fiscale que nous traversons interroge sa signification politique et son rôle dans la constitution démocratique de l’Etat moderne.

Le problème fiscal est un problème de politique économique

Non-égalité devant l’impôt : les PME sont taxées 2 fois plus que les très grands groupes. Le taux d’imposition effectif sur les très grandes entreprises (CAC) en France est de 8 %, 20 % pour les PME et 30 % pour les TPE. Or ce sont les PME qui embauchent le plus ( + 600 000 emplois depuis 10 ans vs stabilité dans les grands groupes). En termes de répartition des emplois salariés, les entreprises employant plus de 500 personnes ne concentrent que 11 % des emplois. Ainsi, à la fois sur le terrain de la lutte contre le chômage et sur celui du renouveau d’une politique industrielle, portée par les PME (sur le modèle du Mittelstand allemand), l’égalité devant l’impôt est nécessaire.

Le problème fiscal est un problème d’égalité et de justice, au fondement des démocraties occidentales

La question de l’évasion/fraude/optimisation fiscale agressive s’inscrit dans une tendance plus générale. Elle consiste à miner l’universalité de l’impôt et l’égalité de tous devant la charge publique, notamment du fait des dépenses fiscales. Cette situation conduit à ce que Michel Bouvier (fiscaliste français) appelle un nouveau Moyen-Age fiscal.

Le fait que des grandes entreprises, en jouant sur certains mécanismes (prix de transfert-notamment des actifs incorporels), puissent échapper à l’impôt, reconstitue des systèmes féodaux, où les puissants ont des exemptions de charges. C’est l’égalité devant l’impôt et donc un des fondements du pacte démocratique, qui est remis en question.

A cet égard, rappelons-nous que les principales révolutions politiques de la modernité ont eu, en grande partie, une cause fiscale :

  • révolution anglaise : Charles Ier lève des impôts sans consulter les Parlements. Le consentement à l’impôt n’est pas assuré. Ce sera une des causes majeures de la révolution des années 1640 et de la décapitation de Charles en 1649.
  • révolution française : l’inégalité de répartition des charges publiques entre le clergé et la noblesse d’un côté et le tiers-Etat de l’autre. De plus, multiples exemptions, absence d’unité et d’universalité
  • révolution américaine : mot d’ordre “No taxation without representation” en réponse à la loi sur le timbre (Stamp act congress) et la loi sur le sucre (Sugar act congress), qui avait été décidé par le Parlement britannique et qui s’appliquait aux colonies, alors même qu’elles n’étaient pas représentées au Parlement.

Le problème fiscal est un problème de souveraineté

Les grands acteurs du numérique, parfois désignés avec le terme dépréciatif de GAFA, ont changé nos vies en contribuant positivement à l’empouvoirement des individus, à la diffusion des connaissances et à l’ouverture des possibles individuels et collectifs. Néanmoins, en organisant et en maîtrisant les flux d’informations, les grandes plateformes ont acquis un pouvoir de structuration des comportements. Par la prise de contrôle des infostructures (nouvelles infrastructures de l’ère digitale), ces acteurs mettent en place une domination d’ordre politique et menacent les pouvoirs publics d’obsolescence (ex : Apple et santé, Youtube et culture…) Si demain on ne veut pas en être réduit à demander le droit de vote chez Amazon ou Facebook, il faut que la France, l’Union européenne et l’OCDE mettent en place une stratégie globale afin de redéfinir les pouvoirs publics, leur rôle et leurs interactions avec les acteurs puissants portés par la transformation numérique.

Cette stratégie passe notamment par la réaffirmation du pouvoir fiscal des États, afin de préserver les moyens des services publics (pour qu’ils puissent se transformer) et de mettre en place la justice fiscale du 21è siècle.

=> c’est en utilisant le numérique pour transformer l’Etat et pour développer de nouvelles manières de produire et de décider ensemble et que l’on pourra faire du numérique le fondement d’une société solidaire et guidée par l’intérêt général (#pharmakon).

La disruption fiscale est donc nécessaire

Le numérique disrupte les modèles établis et remet en cause les catégories traditionnelles du droit fiscal.

Pour ne pas continuer à se faire disrupter par l’extérieur, le modèle fiscal doit donc changer de l’intérieur, faire sa propre révolution. Il faut avoir le courage de modifier un système qui a été établie par la Société des nations. Cela passe par un changement d’organisation et un investissement important dans les mécanismes d’échange d’informations, dans les systèmes de contrôle automatisés… Pour que les pouvoirs publics puissent demeurer souverains, ils doivent s’adapter aux nouvelles formes des entreprises, internationalisées, agiles, en perpétuelle mutations. Cela passe également par une innovation conceptuelle (inventer de nouvelles formes d’impôts) : sortir des cadres attendus, penser 10 ans en avance pour ne pas que la règle soit ineffective aussitôt qu’appliquée, être audacieux…

=>Il y a 61 ans un haut fonctionnaire français, inventait la TVA : un nouveau monde s’ouvrait, celui des 30 Glorieuses et de l’explosion de la croissance, des échanges entre les entreprises et de la consommation et Maurice Lauré a mis en place la taxe parfaitement adaptée à cette nouvelle époque.

Conclusion

Le plan BEPS de l’OCDE a pour mission historique de dessiner la justice fiscale du 21è siècle et de la révolution numérique. Il ne faut pas faire d'homéopathie fiscale et ne pas prendre des mesures cantonnées au niveau national ou à un secteur. Les mesures doivent donc être prises au niveau international, européen ou même bilatéral. Du fait de leur complexité, le chemin à parcourir est encore long, mais la volonté de l’OCDE d’aboutir à des règles et des solutions globales qui auraient vocation à s’appliquer aux multinationales du numériques comme aux autres entreprises (notamment sur la question des prix de transfert et des actifs incorporels) vont dans le bon sens.

Néanmoins, pour parvenir à mettre en place des dispositifs effectifs, l’exigence d’inventivité et de collaboration internationale est plus que jamais d’actualité.

Partager