Souhaite-t-on créer une société à trois vitesses, constituée de salariés, d’indépendants et de travailleurs au statut hybride ?

Le Conseil national du numérique (CNNum) s’oppose à la mise en place des chartes unilatérales de responsabilité sociale des plateformes prévues par la loi d’orientation des mobilités (LOM) et appelle plutôt à l’instauration d’un véritable dialogue social sur les nouvelles formes de travail issues de l’économie numérique.

Tribune publiée sur le site du Monde le samedi 27 avril 2019.

 

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Les chartes de responsabilité sociale, une fausse bonne idée

L’article 20 de la loi d’orientation des mobilités prévoit la possibilité pour les plateformes d’adopter une charte déterminant leurs droits et obligations vis-à-vis des travailleurs, notamment en matière de conditions de travail et de protection sociale. Les chartes unilatérales, initialement proposées dans le cadre de la loi « avenir professionnel », ont été rejetées par le Conseil constitutionnel en septembre 2018 puis par le Sénat au tout début du mois d’avril 2019.

Cette idée revient maintenant sur le devant de la scène, mise en avant par les responsables de la plateforme britannique de livraison de plats cuisinés Deliveroo. Plutôt que de créer un cadre juridique plus clair et plus juste pour ces travailleurs – qui ont, pour la plupart, le statut de micro-entrepreneurs –, cette idée avance sans le dire vers la reconnaissance du statut d’indépendant. Statut qui, rappelons-le, profite en premier lieu aux plateformes, en ce qu’il les libère des charges et obligations (cotisations sociales et autres) liées au travail salarié.

En effet, le principe de l’adoption d’une charte inscrit la relation qui lie les travailleurs à leur(s) plate(s)-forme(s) en droit commercial, et non en droit du travail. Cela aurait pour effet de laisser les plateformes décider seules des conditions de travail et de rémunération, ainsi que de la protection sociale de ces travailleurs.

Le statut juridique des travailleurs des plateformes : une question qui ne doit pas être laissée entre les mains des plateformes

Les chartes prévues, unilatérales, ne contiennent pas de socle minimum de protection. Souhaite-t-on, aujourd’hui en France, déléguer à des entreprises britanniques (Deliveroo) ou américaines (Uber) le soin de déterminer de quelle protection sociale doivent bénéficier des travailleurs français ? Souhaite-t-on créer une société à trois vitesses, constituée de salariés, d’indépendants et de travailleurs au statut hybride, dont les conditions sont ensuite décidées par les juges au cas par cas, aboutissant de facto à la création d’un nouveau précariat ?

C’est le rôle du Conseil national du numérique d’alerter sur les possibles dérives pour notre modèle social d’un tel manque de clarté juridique. Tant que le débat qui entoure le statut de ces travailleurs ne sera pas tranché, le climat ne saurait être favorable à l’innovation et à la création d’entreprises du numérique.

Au cœur du débat, se trouve l’épineuse question juridique de ces travailleurs, dont les situations sont disparates, hétéroclites et, en fin de compte, mal connues – en partie à cause du manque de transparence des plateformes qui y ont recours.

Améliorer la connaissance de ces nouvelles formes de travail et instaurer un véritable dialogue social

Ce débat ne saurait en être un s’il est laissé aux seules mains des plateformes. Lors des consultations organisées par le CNNum dans le cadre des Etats généraux des nouvelles régulations numériques, nous avons tenu à réunir l’ensemble des parties prenantes : acteurs publics, représentants des plateformes, organisations syndicales et travailleurs ont répondu présent.

De ces consultations, nécessaires à l’élaboration de politiques publiques adaptées aux enjeux du XXIe siècle, il ressort jusqu'à présent que :

  • Le statut des travailleurs des plateformes n’étant pas clarifié, il fait peser sur ces derniers les inconvénients du modèle salarié et du modèle indépendant, d’un côté l’absence de protection sociale et de l’autre l’absence de pouvoir de négociation sur le prix des prestations.
  • La question de la protection sociale de ces travailleurs, de leur couverture en cas d’accidents du travail ou de maladies, doit impérativement être éclaircie, et ce par les pouvoirs publics.
  • De nombreux acteurs préfèrent l’instauration, plutôt que des chartes, d’un véritable dialogue social et l’amélioration de la transparence des plateformes sur les conditions de travail de ces travailleurs.

Le Conseil national du numérique rappelle également que les jurisprudences française, espagnole et britannique sont en faveur d’une requalification des travailleurs en salariés et donc d’une protection accrue de ces derniers. Loin d’être à la pointe de l’Europe, et à rebours des décisions de justice, la LOM ferait prendre un retard certain à la France et constitue une fausse réponse à un vrai problème.

Pire, elle dissimule les autres pistes susceptibles d’améliorer la situation des travailleurs des plateformes, par exemple une amélioration substantielle du statut d’indépendant. Nous souhaitons que les travailleurs des plateformes soient garantis de la même protection des droits que les autres catégories sociales dans notre pays afin que les plateformes ne puissent s’affranchir des règles de protection sociale existantes.

Le CNNum considère qu’il est nécessaire de mettre en place les conditions d’un dialogue social efficace et pertinent, qui soit à même de mieux intégrer les voix des travailleurs des plateformes dans le débat public. Ce n’est pas parce que les plateformes sont encore des objets économiques mal identifiés qu’elles doivent décider seules des rémunérations, conditions de travail et protections des travailleurs français.

 

 

Les signataires : Salwa Toko (présidente du Conseil national du numérique), Gilles Babinet (vice-président du CNNum), Charles-Pierre Astolfi (secrétaire général du CNNum), Yann Algan, Maud Bailly, Annie Blandin, Jérémie Boroy, Mohammed Boumediane, Patrick Chaize, Théodore Christakis, Olivier Clatz, Nathalie Collin, Maryne Cotty, Karine Dognin, Gael Duval, Gérald Elbaze, Hind Elidrissi, Florette Eymenier, Martine Filleul, Sophie Flak, Loubna Ksibi, Anne Lalou, Thomas Landrain, Litzie Maarek, Laura Medji, Françoise Mercadal, Jean-Michel Mis, Hervé Pillaud, Jean-Charles Samuelian, Christian Vanizette et Alexandre Zapolsky (membres du CNNum).