Contre la haine en ligne « Ne laissons pas une justice privée parallèle se développer »

Après l’annonce du projet contesté de crypto-monnaie Libra, Facebook veut se positionner sur un autre domaine sensible et régalien. Au terme de consultations menées depuis novembre 2018, Facebook vient d’officialiser un projet de conseil de surveillance, chargé de rendre des décisions sur les litiges liés à la modération des contenus opérée par ses plateformes.

En comparant cet organe à une « Cour suprême », Mark Zuckerberg plante le décor. Nous sommes bien face à un nouveau défi à la souveraineté des États. Cette annonce intervient juste avant l’ouverture du débat à l’Assemblée nationale sur la proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet (PPL Cyberhaine). Elle nous oblige à repenser et à renforcer le rôle de contrôle du juge national et du juge européen dans le cadre de cette PPL afin de protéger notre souveraineté et de préserver nos acquis en matière de libertés fondamentales.

Le Conseil national du numérique (CNNum) estime nécessaire de préserver le rôle du juge judiciaire, garant des libertés fondamentales. Faute de cela, une justice privée parallèle pourrait se développer, laissant place à de « Cours suprêmes » d’entreprises.

Le projet de « Cour Suprême » de Facebook constitue un objet juridique non identifié, entièrement nouveau dans le paysage de la protection internationale des droits de l’homme. Destinataire de la règle, Facebook viendrait-il à en fixer les contours ? Que Facebook souhaite créer un organe consultatif interne pour aider à la prise de décisions relatives à l’activité de l’entreprise est son droit.

Quelle base juridique ?

Mais la présentation du projet comme un organe quasi juridictionnel (une « Cour suprême ») censé créer « La » jurisprudence mondiale en matière de modération des contenus et de liberté d’expression ne peut que soulever de sérieuses interrogations.

Les instances internationales tirent leur légitimité de l’accord commun de leurs Etats membres (Cour Européenne des Droits de l’Homme, Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme…) et en aucun cas de leur subordination à une entreprise privée. La création, la composition et le mode de fonctionnement de ces cours sont destinés à offrir toutes les garanties possibles en matière d’indépendance, d’impartialité, de respect des règles de procédure et de droit à un procès équitable.

Le projet de « Cour suprême » expose Facebook à de redoutables difficultés dans ces domaines, difficultés que la plate-forme ne nie d’ailleurs pas. Cette « Cour suprême » devra en effet déterminer des valeurs supposées universelles qui structureront la liberté d’expression : sur la base de quel droit les 40 « juges » de Facebook vont-ils rendre leurs décisions ? Quels seront les standards applicables en matière de liberté d’expression ? Ceux de la France et des États-Unis ? Ou ceux du Turkmenistan et de l’Arabie Saoudite ?

Si Facebook devait créer une telle « Cour suprême » il faudrait alors que les « juges » de cette Cour s’appuient sur les règles internationales les plus protectrices (telles que les règles en matière de protection des droits de l’homme élaborées au sein de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe) pour rendre leurs décisions sur les contenus licites ou illicites. Rien ne serait en effet plus dangereux pour nos démocraties et la liberté d’expression qu’une « course vers le bas », fondée sur des considérations de relativisme culturel et s’appuyant sur le plus petit dénominateur commun.

Garantir les droits et libertés fondamentales

Souhaitons-nous laisser à Facebook et à sa Cour suprême le soin de décider ce qui est « manifestement illicite » ? Une telle solution ne pourrait que renforcer le sentiment que les démocraties « ont démissionné » face aux grandes plates-formes. C’est au juge national qu’il appartient — sous le contrôle du juge européen — de se prononcer sur les limites permissibles à la liberté d’expression.

Suite à l’avis du Conseil d’État, le juge a retrouvé une place dans le dispositif prévu par la PPL, mais seulement a posteriori, au moment du prononcé de la sanction à l’encontre d’entreprises qui n’auraient pas retiré les contenus dans les délais prescrits. Or, nous pensons que c’est au stade du retrait du contenu que le juge devrait retrouver son rôle en tant que garant des libertés fondamentales au titre de la Constitution.

Plutôt que de laisser des entreprises privées redécouvrir les mirages de l’universalisme, le Conseil national du numérique appelle donc l’Etat français à réaffirmer son rôle en renforçant le contrôle du juge lors du retrait de contenus. En l’état, l’article 1 de la PPL Cyberhaine impose aux plateformes le retrait de contenu manifestement haineux en 24 heures, le juge étant écarté de l’appréciation de l’illégalité d’un contenu ainsi que de la décision de retrait.

Ces deux prérogatives ne doivent pas être laissées aux plates-formes et le contrôle du juge doit y trouver pleinement sa place ; l’article 1 de la PPL Cyberhaine devrait être amendé en ce sens. Cette modification est plus nécessaire que jamais pour permettre à la Justice de notre pays de définir, conformément à nos traditions démocratiques, les restrictions permissibles à la liberté d’expression. Ce dispositif devrait être couplé à un renforcement substantiel des moyens alloués à la justice.

Garantir les droits et libertés fondamentales n’est pas un calcul économique mais un impératif constitutionnel. Continuons de rendre la justice au nom du peuple français !

 

Lire l'article sur Le Monde.fr