Se former pour mieux former. 5 questions à Bertrand de Faÿ

Un projet de recherche contributive, pour mieux comprendre et lutter contre les problèmes d’attention qui touchent les élèves. Echange avec Bertrand de Faÿ, professeur de français à Saint Paul-de-Fenouillet dans les Pyrénées Orientales, qui a mis en place cette initiative avec ses collègues.

Pourquoi avoir lancé ce séminaire1 ? En quoi consiste-t-il ?

Avant toute chose, il est à noter que j’enseigne dans un collège en zone rural aux côtés d’une petite équipe. Mon témoignage n’est donc qu’un regard parmi d’autres. Ce séminaire répond à des observations personnelles et à une concordance entre les témoignages que je lis en France et même dans le monde et ce que j’observe, ainsi que mes collègues, dans mes classes quant à l’attention des élèves. J’ai donc proposé à l’équipe pédagogique d’organiser un cycle de formations sur ce sujet, proposition immédiatement validée par tous car il s’agit d’un enjeu majeur à l’école.

Grâce au dispositif dédié de l’Éducation nationale, nous avons pu créer notre propre « formation territoriale » et inviter des intervenants de différents horizons (sciences cognitives, philosophie, sciences de l’éducation, psychologie…) pour parler de l'attention. L’objectif final était de déterminer ce que nous pouvions mettre en place à l’échelle du collège pour répondre à ces enjeux. La formation dure six mois et chaque session constitue une formation à part entière, avec un intervenant. Chaque module apparaît donc individuellement dans les listes de formations, ce qui a permis à des enseignants, chefs d’établissement ou CPE d’autres établissements de la région, voire de lycées français d’Andorre, d’assister aux sessions qui les intéressaient. Dès la première session, nous avions 70 inscrits, ce qui était très encourageant.

En termes de publics, cette formation s’adresse aux enseignants, chefs d’établissements et conseillers principaux d'éducation (CPE). En revanche, les accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH) n’ont pas pu s’inscrire à la formation et n’ont pu y assister qu'en tant qu’auditeurs libres, à leur demande. C’est dommage, car ils sont au quotidien particulièrement confrontés à un enjeu d’attention des élèves. De la même façon, nous n’avons pas pu inclure les parents aux dispositifs à cause de la crise sanitaire et des horaires des formations. Notre objectif est d’organiser à la fin du trimestre une réunion avec les parents d’élèves pour leur restituer les fruits de cette formation et les inclure dans notre démarche.

Il est important de dire aux élèves que, sur certains sujets, nous n'avons pas toutes les réponses, et de leur montrer l’attitude que l'on cherche à enseigner à l’école : face à un problème, on cherche, on se forme, etc.

Enfin, la grande question était : que fait-on vis-à-vis des élèves ? La première chose que nous avons entreprise a été de les informer. Nous leur avons dit que nous nous formions pendant six mois sur le sujet de leur attention, comment celle-ci fonctionne, quels sont les problèmes et pistes de solutions. Je pense qu’il est important de dire aux élèves que, sur certains sujets, nous n'avons pas toutes les réponses, et de leur montrer l’attitude que l'on cherche à enseigner à l’école : face à un problème, on cherche, on se forme, etc. Entre-temps, des idées se sont précisées, notamment de travailler et d'expérimenter avec une cohorte, les sixièmes, sur plusieurs années.

Plus précisément, comment se manifestent aujourd’hui les problèmes attentionnels à l’école ?

Nous avons observé trois choses. La première, c’est l’inattention au sens classique, à savoir l’incapacité à rester concentré sur une tâche pendant un certain temps, l’incapacité à faire des devoirs seul ou encore l’incapacité à lire un texte long sans accompagnement ou étayage. À cette inattention individuelle s’ajoute quelque chose que nous avons découvert au fil de la formation : l’inattention collective. Quand on donne une consigne collective au groupe classe, comme « ouvrez vos livres à la p. X et aller à tel exercice », on s’aperçoit qu’une part croissante d’élèves ne se sent pas concernée par cette consigne collective. Nous perdons donc énormément de temps en cours à aller voir chaque élève individuellement pour lui répéter la consigne. Il y a donc un lien à faire l’attention individuelle et l’attention collective : l’attention aux autres, au groupe, au rythme général du groupe, aux interactions au sein du groupe, etc.

Deuxièmement, il y a la difficulté des élèves à transposer une série de tâches qu’ils ont apprises sur un problème nouveau mais similaire, ce qui est finalement le principe même d’une évaluation. En creusant, on se rend compte qu’ils arrivent à suivre une succession d’étapes apprises, et donc dans une certaine mesure, à acquérir une technique, à automatiser ces processus. En revanche, ils sont de moins en moins capables d’appliquer ensuite ce qu’ils ont appris à des problèmes nouveaux. C’est très lié à l’attention parce que c’est en lien avec l'incapacité qu’ils ont à se fixer eux-mêmes des objectifs avec les outils dont ils disposent. C’est donc à nous en tant que professeurs de fixer constamment les objectifs. Normalement, le but à la fin de l’année c’est que l’élève soit en capacité de se les fixer lui-même et que le professeur n’ait plus à répéter les choses apprises les années précédentes. Cela n’est plus le cas.

Enfin, le troisième enjeu est celui de la mémoire et de la mémorisation. C’est un point qui fait l’unanimité dans l’équipe pédagogique : dans nos classes, on observe que d’une année à l’autre, les élèves oublient ce qu’ils ont fait. Cela reflète un problème plus profond qui est que les élèves ne perçoivent pas la logique de progression au fil d’un cycle. Ils donnent l’impression que chaque chose qu’ils font à l’école est cloisonnée et qu’il n’y a pas de continuité entre les trimestres, voire entre les années. Ce n’est pas, ici, un enjeu d’attention situationnelle - comme le fait de lire un texte en classe sans se laisser perturber par exemple -, mais une question d’attention sur le temps long : quels objectifs l'élève se fixe pour la fin de l’année, comprendre pourquoi est-ce qu’il ou elle fait une activité, apprend telle ou telle chose, répond à tel ou tel problème, etc.

Au sein de votre équipe pédagogique, faites-vous le lien entre ces observations et les pratiques du numérique ?

Oui, tout à fait, notamment pour mes collègues plus âgés qui constatent un changement depuis que les réseaux sociaux, le streaming, etc. sont arrivés. Néanmoins, il nous fallait expliquer ce lien, une observation ne suffisait pas à expliquer la corrélation.

Dans notre formation, nous avons pu voir que la manière de se concentrer et d’être attentif en utilisant un objet numérique n’est pas la même que celle que l’on mobilise avec les objets habituels de l'école (les manuels, les livres, le crayon, les instruments de laboratoire…). De même que la manière de pratiquer une tâche, d’enchaîner des actions en vue d’un résultat n’est pas du tout la même dans un environnement numérique qu’avec les objets dits « classiques ». En prenant l’exemple de la gestion de nos onglets sur un navigateur web, on voit que l’humain numérique a une capacité impressionnante à passer très rapidement d’un sujet à un autre. C’est tout à fait fascinant et très utile pour certaines tâches. Or, l’école ne fonctionne pas du tout sur ces prémisses, bien au contraire : on apprend à se poser, à organiser son bureau, son espace, etc.

La manière de se concentrer et d’être attentif en utilisant un objet numérique n’est pas la même que celle que l’on mobilise avec les objets habituels de l'école.

La question du temps est également très importante. Dans les principes mêmes de l’économie de l’attention on retrouve cette idée de lutte pour le contrôle du temps des consommateurs. En France, nous avons la chance que les élèves aient encore 7 à 8 heures par jour à l’école dans un contexte non-numérisé. Quand ils rentrent chez eux en revanche, l'activité scolaire (faire ses devoirs) entre en concurrence avec les loisirs non-numériques et numériques, lesquels sont précisément conçus pour capter l'attention à des fins commerciales. Ces distractions peuvent être tout à fait non toxiques, mais elles peuvent aussi avoir un effet sur leur sommeil et leur motivation. On voit aujourd’hui que le temps passé sur les réseaux sociaux, les jeux vidéos etc. ne fait que croître. C’est là aussi qu’il faut arriver à faire le lien avec les parents et ce sera l’objet de prochaines sessions de la formation.

Face à ces constats, comment peut-on utiliser le numérique à des fins éducatives ?  

Les communautés éducatives ont trois types d’approches du numérique

  1. Certains tentent de regagner la main sur les réseaux sociaux en les utilisant à visée pédagogique. Par exemple, avec l’une de mes classes, nous avons posté des poèmes écrits par les élèves sur un compte Twitter de l’école. C’est très motivant pour eux, ils peuvent partager leur poème autour d’eux. On peut aussi retracer la vie de personnages de romans en les faisant jouer par l’intermédiaire de comptes Facebook. Un de mes confrères l’a fait avec Madame Bovary par exemple. Cela permet en creux de leur faire lire et analyser l’ouvrage. Il s’agit en fait d’utiliser à notre avantage le potentiel indéniable des réseaux sociaux. Cependant, on se confronte, dans ces initiatives, à des difficultés liées au cadre juridique, comme le droit à l’image ou l’autorisation préalable des parents. Évidemment, ce cadre est nécessaire, mais il faut prendre en compte qu’il peut nous limiter. À cela s'ajoutent des contraintes techniques : les réseaux sociaux sont bloqués sur les ordinateurs des établissements scolaires. À chaque activité de ce type, il faut les débloquer et cela ne vaut que pour cette activité en particulier, il faut donc réitérer la demande à chaque fois.
  2. L’autre approche consiste à se dire que vu le temps que les élèves passent déjà en dehors de l’école sur les objets numériques, il faut que l’école soit un temps où l’on fait autre chose. Je peux entendre ce point de vue, on sait qu’il est important de faire aussi des activités non numériques. L’attention est une ressource limitée et il faut alterner entre des phases de grande sollicitation et des phases de calme.
  3. Enfin, la troisième façon de procéder réside dans le fait d'utiliser les outils numériques éducatifs spécifiques mis à disposition par l’Éducation nationale ou par des acteurs privés. Par exemple, certaines maisons d'édition de manuels scolaires proposent, lors de l’achat des livres, une version numérique sous forme d’abonnement pour les établissements. Nous avons aussi à notre disposition des environnements numériques de travail (ENT), dont on a beaucoup   parlé pendant les confinements. La pandémie a été un accélérateur à cet égard : ces outils qui n’étaient que peu au point auparavant, sont désormais plutôt efficaces. Néanmoins, ce que je reproche à ces plateformes, c’est que jamais les professeurs, ni les élèves n’ont été consultés sur ce que nous souhaiterions avoir comme fonctionnalités sur ces espaces. En fait, nous-mêmes ne savons pas vraiment ce que nous attendons de ces outils. Aujourd’hui, la logique est de reproduire les classes physiques sous forme de « classes virtuelles ». On peut s’interroger : est-ce que l’on attend du numérique de recréer l’existant ? Ou est-ce que l’on souhaite développer de nouveaux services ? Il faut aussi s’interroger sur l’adaptation de ces espaces à chaque discipline. Aujourd’hui, le service est le même pour tous. Mais on pourrait se dire que les besoins sont différents. Par exemple, en tant que professeur de français j’ai peut-être besoin d’un logiciel de traitement de texte particulier. En revanche, un professeur de SVT a peut-être besoin d’un système de tableur interactif. On n’exploite pas encore vraiment le potentiel du numérique sur ces plateformes.
    De la même façon, du côté des acteurs privés, des initiatives plus innovantes voient le jour. Nous avons reçu cette année une proposition d’abonnement à une plateforme de vidéos à la demande que l’on peut diffuser en classe, dont on peut extraire des passages, que l’on peut recommander aux élèves etc. Cela répond à un vrai enjeu que nous avions, à savoir qu’il n'est aujourd'hui pas possible de montrer plus de 6 minutes de film par heure de cours. Un film entier prend donc plusieurs semaines et on peut se questionner quant à l’intérêt pédagogique de le diffuser dans son intégralité.

Quelles sont les pistes en matière d’usages et comportements à adopter face aux outils numériques ?  

La première chose c’est qu’on sait que le mythe des « digital natives » n’existe pas : il n’est pas inné pour cette génération de savoir utiliser les outils et services numériques de façon appropriée. Il faut les former à ces usages. Cela fait partie des objectifs de l’éducation aux médias et à l'information (EMI) qui a lieu tout au long de la scolarité mais qui entre explicitement dans les programmes en classe de 4e. En français, nous avons par exemple un chapitre qui s’appelle « informer, s’informer, déformer » que l’on traite en lisant des textes non littéraires (textes d’information, de médias…).

Dans ce cadre, j’ai pu consacrer des séances à expliquer aux élèves le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux, par exemple pourquoi est-ce qu’après avoir cliqué à tel endroit, l'algorithme nous recommande ci ou ça ; comment et pourquoi une vidéo dévient virale sur YouTube ou TikTok ; comment les contenus sont modérés sur ces plateformes. On peut aussi mener différentes activités comme le fait de faire produire aux élèves des fake news, de les publier sur les réseaux sociaux et d’étudier leur propagation, les réactions que cela suscite, etc. Cela a de très bons résultats chez les élèves, mais cela pose évidemment des questions d’éthique : est-ce qu’en faisant ça on contribue à la désinformation mondiale ? Pour éviter ça, certains professeurs on fait le choix de démentir ensuite sous l’information sous la publication initiale.

Il y a, en revanche, des aspects sur lesquels nous sommes perdus, comme la recherche documentaire : comment faire pour que les élèves arrivent à s’y retrouver dans le flot d'informations sur Internet ? Nous pouvons leur apprendre à faire des recherches mais leur apprendre ensuite à trier les résultats c’est encore autre chose. Il fut un temps où nous avons essayé d’orienter les élèves vers des sites de confiance dont nous savons qu’ils sont plutôt fiables, par exemple des sites comme celui du Monde. Mais cette attitude est de plus en plus remise en cause car ces sites eux-mêmes peuvent véhiculer de fausses informations. Il ne s’agit donc plus de donner des clés à un instant T mais de leur donner des outils critiques, qui leur permettent de s’adapter dans le temps aux évolutions des médias en ligne. Une autre méthode pour les inciter à être producteurs de l’information est de leur faire créer leurs propres médias.

Il ne s’agit donc plus de donner des clés à un instant T mais de leur donner des outils critiques, qui leur permettent de s’adapter dans le temps aux évolutions des médias en ligne.

Ensuite, nous essayons de leur montrer la diversité d’outils et services numériques qui existent, au-delà de ceux qu’ils utilisent au quotidien. Par exemple, pour les jeux vidéos, certains sont cognitivement et culturellement bien plus intéressants et qui auraient moins d’impact sur leur scolarité. Les jeux vidéos ont aussi un rôle dans la socialisation numérique, mais certains peuvent être générateur d'irritabilité ou de violence chez certains élèves.

Ce qui me conduit à un autre aspect de l'enseignement que nous tentons de prodiguer : celui du harcèlement en ligne. On a vu encore récemment le déchaînement de haine en ligne avec le #les2010. C’est un problème qu’il faut prendre à bras le corps. Il nous fait réfléchir sérieusement à ce qu’est la socialisation sur internet. Ce qui nous amène à parler directement avec les élèves de la manière dont on se fait des amis ou ennemis en ligne ? Comment parle-t-on aux autres en ligne ? Aujourd’hui, cela ne fait pas forcément partie des programmes, donc cela implique de libérer des heures dans des emplois du temps déjà bien chargés. Pour finir, nous réfléchissons à la création de réseaux sociaux d’établissement. Nous nous sommes rendus compte par exemple que tous les élèves avaient un groupe Instagram ou Snapchat pour leur classe. Je pense que cela devrait être accompagné et encadré. Pour autant, nous sommes face à des adolescents, il faut donc être vigilant sur le contrôle, il faut leur laisser une part de vie à eux, de secret, sinon, on risque un retour de flamme.

Pour moi c’est comme l’éducation d’un enfant : au début on le protège beaucoup du monde extérieur, avant d’élargir sa compréhension de ce qui l’entoure. À mon sens, il faudrait faire pareil avec le numérique : beaucoup verrouiller au début avant d’élargir progressivement en l’accompagnant.

 

 

1 Le séminaire lancé par Bertrand de Faÿ s’intitule « Former l’attention des élèves ». Il a été lancé en avril 2021 au collège Calvet de Saint Paul-de-Fenouillet (Académie de Montpellier).

Les objectifs du séminaire sont les suivants : « Ce projet vise à lutter contre les problèmes d’attention qui touchent aujourd’hui un grand nombre d’élèves, issus d’une génération particulièrement confrontée aux médias numériques dont le fonctionnement est souvent mis au service de l’économie de l’attention.

Pour faire face à ces enjeux, qui mettent en question la fonction même de l’école dans son rôle de formation de l’attention, le projet propose une méthode de recherche contributive visant l’invention de nouvelles pratiques pédagogiques et la formation aux technologies digitales.

L’enjeu consiste à impliquer les élèves, les enseignants et la communauté éducative dans la recherche collective de dispositifs permettant d’intensifier la concentration, l’esprit critique et le partage des savoirs, pour faire face à la captation et à l’exploitation de l’attention qui touche en premier lieu les jeunes générations. »

Plus d’informations ici.

 

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