Si designer c'est manipuler. Quelle est l'intention ? Échange avec Karl Pineau

Nous avons échangé avec Karl Pineau, directeur du Media Design Lab de l’École de design Nantes Atlantique, doctorant en sciences de l’information et de la communication et co-fondateur de l’association Designers Éthiques1.

Face à l’économie de l’attention, vous préférez parler de « persuasion ». Pourquoi ?

On parle souvent de captation de l’attention dans l’espace numérique, voire de crise de l’attention. C’est un terme qui a notamment été popularisé par Tristan Harris2. De mon point de vue, le terme d'attention est intéressant et utile car il permet de faire le lien entre l’économie de l’attention, qui est au cœur de la problématique, et les éléments d’interface et méthodes de design mis en œuvre pour rendre les utilisateurs captifs, pas forcément au sens péjoratif. Mais je vois aussi beaucoup de défauts à l’utilisation du terme attention. Principalement, ce mot est utilisé en français dans de nombreux contextes. Par exemple, quand Yves Citton parle d’écologie de l’attention, il parle d’une attention partagée, du fait de faire société et d’être attentifs les uns aux autres. Alors que, de mon côté, quand je parle d’attention, je parle en réalité de persuasion c’est-à-dire d’un utilisateur qui est focalisé sur un écran et qui est poussé à effectuer des actions à travers cet écran. Enfin, le terme d’attention est aujourd’hui associé à des discours radicaux, notamment sur les effets supposés des écrans sur la santé, qui sont en réalité toujours en débat.

Je préfère donc utiliser le terme de persuasion. J’entends par là le fait de pousser quelqu’un à faire une action, avec ou contre sa volonté et qu’il en soit conscient ou non. On retrouve notamment ce terme dans les travaux de B.J. Fogg autour de la captologie (acronyme de Computer As Persuasive Technologie, CAPT). L’idée n’est pas de faire en sorte que l’utilisateur soit attentif au service numérique qu’il est en train d’utiliser mais que le service numérique puisse agir sur le comportement de l’utilisateur. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de faire en sorte que l’utilisateur reste le plus longtemps sur l’interface. C’est le cas pour certains services dont le modèle économique repose sur la publicité. Par exemple, Facebook cherche à maximiser le temps que l’utilisateur passe sur la plateforme pour engranger un maximum de revenus publicitaires. Mais si on prend le cas d’Amazon, peu importe que le consommateur y passe deux minutes ou trois heures, l’objectif est que la navigation soit convertie en acte d’achat. Il est donc davantage question de persuasion que d’attention. Ce terme peut ensuite se décliner en sous-termes, comme les dark patterns ou les nudges.

Pouvez-vous préciser ces termes ? Comment catégorisez-vous les pratiques de design « trompeur », « abusif » ou même « dangereux » ?

Je préfère employer l’expression « dark patterns » , que l’on peut traduire par « interface trompeuse ». En réalité, peu importe le terme que l’on emploie se pose toujours la même question, comment le mesure-t-on ? Et, une fois qu’on a éventuellement identifié un dark pattern, comment savoir s’il a été créé volontairement ou par erreur du concepteur ? Il est malheureusement aujourd’hui quasiment impossible de répondre à ces deux questions.Après, on peut tout de même tenter l’exercice de la définition. L’un de nos membres – Lénaïc Faure -  avait émis dans son mémoire de master la proposition suivante :

S’il existe, sur un même élément d’interface, une divergence entre l’intention du concepteur et celle de l’utilisateur, il y a probablement un problème de dark pattern ou de persuasion.

Pour illustrer, nous pouvons prendre un exemple fréquemment cité : l’interface de mise à jour vers Windows 10 proposée aux utilisateurs de Windows 8. La fenêtre proposait deux options : « Ok » ou « Installer maintenant ». L’utilisateur peut donc penser que « Ok » est l’inverse de « Installer maintenant ». Or, en cliquant sur « Ok », la mise à jour s’installait. On a donc clairement une interface trompeuse au sens où l’utilisateur ne s’attend pas à cette action après avoir cliqué. Il y a une divergence d’intention. Pour autant, il est quasi-impossible de savoir si Windows l’a fait volontairement ou involontairement.

Ensuite, nous pouvons raffiner notre compréhension de cette problématique. Avec le collectif des Designer Éthiques, nous avons mené une étude où nous essayons de catégoriser les objets de persuasion dont les utilisateurs peuvent être la cible. Nous avons identifié trois grandes familles de designs persuasifs :

  • une persuasion qui va atteindre la liberté de choix de l’utilisateur : le choix de l’utilisateur est finalement restreint par la fonctionnalité ;
  • une fonctionnalité qui vise à faire passer à l’utilisateur plus de temps sur le service ;
  • une fonctionnalité qui remet en cause la transparence du service.

Peut-on encadrer, sanctionner voire interdire ces méthodes de design conduisant à des interfaces où l’on observe une « divergence d’intention » ?

De mon point de vue, il y a des fonctionnalités qu’on ne devrait pas voir dans l’espace numérique parce qu’elles sont trompeuses pour l’utilisateur, voire néfastes.

Le gros problème quand on commence à interdire, c’est de savoir jusqu’où est-ce que l’on interdit ? Or, nous sommes aujourd’hui peu capables d’évaluer ces interfaces parce que nous manquons d’outils de mesure. C’est à cet égard que Tristan Harris a eu une très grande force de frappe parce qu’il a proposé un critère simple mais fort : le temps. Plus vous passez de temps, plus c’est néfaste, donc on peut fixer un seuil de temps passé à partir duquel l’usage est néfaste. Toutefois, le critère du temps passé est criticble, notamment parce qu’il ne dit rien du contenu. Mais dès lors qu’on établit que le temps n’est pas une mesure pertinente, il faut trouver d’autres mesures. Or, aujourd’hui, nous ne possédons pas ces mesures.

Avec Designers Éthiques nous avons élaboré une matrice de design persuasif qui :

  • liste tous les éléments d’interface pouvant faire usage de design persuasif,
  • explique pourquoi c’est persuasif, ce qui est déjà très difficile,
  • et dit enfin à quel degré  cela atteint la liberté individuelle de l’utilisateur, sur une échelle de 1 à 10.

Mais cette évaluation est fondamentalement subjective et nous ne parvenons pas à l’objectiver.

De mon point de vue, il y a des fonctionnalités qu’on ne devrait pas voir dans l’espace numérique parce qu’elles sont trompeuses pour l’utilisateur, voire néfastes. Il y a des interfaces où l’utilisateur n’est pas réellement libre de choisir parce que les options ne lui sont pas présentées sur le même plan, c’est ce que la CNIL a appelé la « forme des choix ». Pour moi ces interfaces ne devraient pas être possibles. Mais il est extrêmement difficile de définir ces interfaces. Nous avons parlé de la divergence d’intention mais d’autres paramètres pourraient également entrer en ligne de compte. Par exemple, si on prend le cas de la lecture automatique de vidéo, on est face à une interface néfaste en termes de persuasion qui embarque l’utilisateur dans une spirale de visionnage, mais c’est aussi problématique en termes d’accessibilité et d’écoconception.

S’il est compliqué d’intervenir par la législation ou la régulation, que peut-on faire face à ces interfaces ?

Il faut déjà qu’on sache précisément ce que l’on veut interdire ou encadrer, d’où l’intérêt de travailler d’abord sur la mesure de la persuasion. Il faut donc commencer par créer des indicateurs et c’est extrêmement difficile. C’est d’ailleurs là-dessus qu’avaient buté les travaux de la FING et de l’ENSCI. Idem pour les travaux de Tristan Harris. Souvent, on aboutit à un critère de mesure unique, ce qui est pour moi très réducteur. À mon sens, il faut approfondir la recherche sur ces indicateurs pour être en mesure d’en trouver de nouveaux et plusieurs.

On peut également miser sur un cadre déontologique pour les professionnels du design. Mais la mise en place de ce cadre est compliquée. Ce n’est pas en produisant une charte que nous allons tout résoudre. Il en existe d’ailleurs déjà énormément. Dans le cadre d’un projet de recherche, j’en avais répertorié une cinquantaine. La question est toujours : comment les fait-on appliquer ? L’un des moyens d’avoir un cadre déontologique opposable est d’intervenir dans le cadre d’une profession réglementée comme les médecins ou les avocats. Il est assez peu probable qu’on arrive à faire des designers une profession réglementée. Mais sans ça, il est peu probable qu’on arrive à faire quelque chose  Je suis très conscient de cette limite de mon discours : le cadre déontologique est presque un vœu pieux.

Mais nous avons une marge de manœuvre importante pour certaines parties de la profession. À titre d’exemple, un jeu avait été créé par et pour des designers. Il proposait de choisir entre deux interfaces, une bonne et une mauvaise au plan du design (est-ce que la typographie est bien choisie ? Est ce qu’il y a une cohérence visuelle ? Est-ce qu’il y a une bonne expérience utilisateur ?...). L’une des questions portait sur les interfaces avec deux boutons : « importer vos contacts sur cette application » écrit en très gros et, en tout petit, « je passe ». En face, on avait une interface similaire avec deux boutons équivalents : « oui, je les importe » ou « non, je ne les importe pas ». La réponse du jeu était, étonnamment, de dire que la bonne interface était la première, hiérarchisée, parce qu’elle était plus claire pour l’utilisateur. Il y avait moins de frictions en termes d’expérience utilisateur. On arrive à une limite amenée par l’expérience utilisateur en tant que discipline. Initialement, l’objectif est que l’utilisateur comprenne mieux ce qui l’entoure et ait une meilleure expérience de ce qui est possible. Cependant, l’UX est souvent détournée de façon à ce que le producteur du service puisse se servir de l’utilisateur de la façon dont il a besoin. Et c’est là que nous avons un problème. On crée des interfaces tellement lisses et sans friction que l’utilisateur n’a plus conscience de ce qu’il accepte ou non.

Capture d'écran du jeu "Can't Unsee" (https://cantunsee.space/)
Capture d'écran du jeu "Can't Unsee"  (https://cantunsee.space/)

L’objectif d’une association comme Designers Éthiques est de répéter encore et encore ce discours sur le design responsable et d’être de plus en plus connus par les professionnels du design, afin que ce soit moins naturel pour eux d’aller vers les penchants plus directifs envers les utilisateurs. Mais il faut aussi poser la question de la responsabilité : est-ce que le responsable est le designer ou l’entreprise pour laquelle le designer travaille ?

Enfin, l’un des outils que nous avons à notre disposition est le cadre juridique existant. Le droit a déjà à sa disposition des outils intéressants comme les pratiques commerciales trompeuses ou le RGPD le qui offre différents outils en disposant que le consentement doit être libre et éclairé. Mais il faut en parallèle qu’il y ait des structures qui permettent aux professionnels de la conception (designers, ingénieurs…) d’être formés à ces enjeux de compliance et aux méthodes plus vertueuses. On en vient à une autre des missions de Designers Éthiques qui est de faire en sorte que les designers soient mieux formés sur ces questions.

Outre le fait d’intervenir en réaction à des pratiques néfastes, pensez-vous qu’il soit possible de mettre le design au service de l’utilisateur et de son attention, sans l’enfermer ou le contraindre ?

Cela va être surprenant, mais j’aurais tendance à dire non. Finalement, le travail du designer est d'être un manipulateur. Ce n’est pas forcément négatif : de la même manière qu’un médecin va manipuler un patient pour le soigner, un designer manipule un utilisateur de façon à l’amener vers des usages et services qui peuvent lui correspondre. Derrière, et c’est pour ça qu’il y a un enjeu éthique, la question qui se pose c’est : est-ce que cette manipulation est positive ou négative pour l’utilisateur ? On revient ici à l’enjeu du cadre déontologique. Mais penser que l’on peut avoir des interfaces qui ne manipulent pas l’attention des utilisateurs est utopique. Le fait de créer une interface implique nécessairement d’orienter le regard de l’utilisateur quelque part. Et ce n’est pas forcément négatif. Prenons l’exemple des notifications qui sont fréquemment citées quand on parle de sollicitation de l’attention. Quand un réseau social nous envoie une notification pour nous avertir qu’un ami a publié une photo pour la première fois depuis longtemps, son intention est de nous amener sur la plateforme, puis de nous y faire passer du temps pour générer le plus de revenus publicitaires possibles. À l’inverse, l’intention de l’utilisateur est de s’informer de la « vie » de ses contacts. On revient donc à la divergence d’intention. En revanche, lorsque les Finances publiques nous rappellent chaque année de payer nos impôts. Il y a une convergence des intentions dans l’envoi de la notification et sa réception. L'objectif de l’administration est que nous payons nos impôts et nous nous rendons sur l’interface en sachant que nous allons y payer nos impôts.

 

Retrouvez ici le dossier "Votre attention, s'il vous plaît ! Quels leviers face à l'économie de l'attention ?"

 

1 Designers Éthiques est un collectif de recherche-action créé en 2016 autour des enjeux de la conception numérique. Il s’intéresse notamment à « la manière dont les systèmes numériques peuvent amener à des dérives dans la relation aux usagers (externes ou internes) d’un service numérique. » Les ressources et travaux du collectif s’adressent en premier lieu aux concepteurs afin de leur permettre de « faire évoluer leur pratique et faire évoluer les services et produits numériques de l’intérieur. »

2 Tristan Harris est un ancien ingénieur de Google et fondateur du Center for Human Technology. Il milite désormais activement contre l’économie de l’attention et pour la maîtrise du temps passé par l’utilisateur sur les services numériques.

Crédits photo : Lionel Pineau.

 

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