ATELIER - Quelle place pour les émotions dans le débat ?
Le 27 juin 2023, le Conseil a animé un atelier consacré à la place des émotions dans le débat, pendant les rencontres européennes de la participation. Ce fut l’occasion de débattre de la place à leur accorder ainsi que des espaces dans lesquels elles peuvent s’exprimer.
A travers la démarche exploratoire Itinéraires numériques, conduite depuis plus d’un an, le Conseil national du numérique, a parlé des impacts du numérique sur notre quotidien avec des citoyens, étudiants, enseignants, médiateurs, élus et agents... Une des conclusions concerne la part sensible de notre relation au numérique. Souvent disqualifiées dans les exercices démocratiques, les émotions, qu’elles soient positives, émancipatrices, négatives ou anxiogènes, en disent pourtant beaucoup sur notre relation aux outils et aux pratiques. L’écoute de leur expression pourrait permettre une meilleure compréhension des positions de chacun.
Comment les accueillir ? Comment les intégrer aux dispositifs de participation ou dans la construction des politiques publiques ? Comment les faire entendre ?
Le mardi 27 juin 2023, à l’occasion des rencontres européennes de la participation citoyenne, organisées par Décider ensemble, nous avons animé un atelier qui a été l’occasion de partager collectivement expériences, ressources et témoignages sur ce sujet ! Parmi les 40 participants, élus, agents de collectivités, responsables associatifs, médiateurs, chercheurs, consultants, français ou étrangers, travaillant dans des domaines divers, allant bien au-delà du numérique. Autant de points de vue qui ont permis de fournir un regard varié sur les enjeux émotionnels du débat. Nous vous racontons.
Contenu de la session
Nous avons structuré l’échange autour de trois grandes thématiques, encourageant les participants à partager leurs expériences sur :
- la place et la légitimité des émotions dans le débat;
- les espaces où peuvent s’exprimer ces émotions;
- les ressources existantes pour accompagner l’accueil de ces émotions.
Quelle place laisser aux émotions dans le débat ?
En premier lieu, la notion même d’émotion est apparue comme difficile à définir et à matérialiser. Les échanges ont alors porté sur cette complexité ; l’un des participants a ainsi formulé cet environnement mouvant, sujet à l’interprétation : “avant qu’on l’intellectualise, l’émotion nous traverse”. De même, la qualification des émotions “positives” ou “négatives” a été remise en question, la frontière entre les deux pouvant être mouvante, une logique de dualité ne peut s’appliquer.
Le débat s’est engagé autour des différentes expériences des participants dans la réception des émotions, dans le cadre de leurs activités, un moyen d’explorer la diversité des situations dans lesquelles elles ont pu s’exprimer. Elles peuvent ainsi se manifester dans des cadres politiques (élus animant des réunions publiques et débats avec des citoyens…) ou professionnels (accueil de publics au sein de centres sociaux, espaces de discussion entre réfugiés, accompagnement de personnes sortant de prison, organisation d’obsèques…).
L’enjeu de la reconnaissance des émotions s’est cristallisé autour d’une première controverse : les émotions (et en l'occurrence la colère) ont-elles leur place dans un débat politique ? Dans Itinéraires numériques. Le temps du débat, nous revenions sur les travaux des politologues Loïc Blondiaux et Christophe Traïni, qui explorent la place des émotions dans les dispositifs de participation : “les seules émotions que nous reconnaissons comme telles sont les émotions éruptives, bruyantes, inattendues, voire jugées inconvenantes et déplacées. Des émotions le plus souvent associées aux catégories populaires faiblement dotées en capitaux scolaires et en compétences discursives”. Rejeter les émotions des espaces de débat, c’est donc rejeter la parole d’une partie de la population.
L’ensemble des participants a reconnu le besoin d’accueillir ces dernières, en admettant la complexité de réagir face aux émotions les plus bruyantes (une participante allant jusqu’à évoquer une expérience de “chantage aux émotions”). L’enjeu est alors de penser “au-delà” de l’accueil des émotions, les étapes qui suivent leur manifestation.
Ainsi, un participant a décortiqué les différentes étapes des ateliers qu’il anime : ces derniers commencent systématiquement par une phase d’expression des colères, avant une phase de formalisation de l’idéal du rêve, puis une entrée dans les projets qui peuvent découler des échanges. Cet aspect cathartique a été évoqué par plusieurs participants : pour avancer sur des sujets de fond, il faut d’abord évacuer une charge ou une surcharge émotionnelle. Chez les éclaireurs de France, par exemple, lors des conseils tenus par les enfants, cette méthode du “caillou et de la pépite” permet d’évacuer le négatif et de mettre en lumière le positif. Loin d’être des dispositifs gadgets, ils sont des préalables à une forme de construction collective.
Un nécessaire équilibre doit donc voir le jour entre la prise en compte, l’écoute, l’acceptation, la légitimation des émotions dans le débat public, et le maintien d’un cadre politique serein.
Quels espaces, intimes ou collectifs, pour exprimer nos émotions ?
Les cadres dans lesquels les émotions s’expriment sont variés ; certains sont plus propices que d’autres à cette ouverture et à l’accueil de ces sensibilités. Les participants ont évoqué plusieurs de ces enceintes.
Dans un premier temps, plusieurs participants ont évoqué l’expression des émotions dans les espaces publics, parmi lesquels ont été cités, de manière non exhaustive, les centres sociaux, les camps de scouts, les espaces de travail, les scènes de spectacle vivant (la pratique artistique a été décrite par une participante comme “l’outil d’expression le plus puissant”) ou encore les arènes sportives (théâtre elles aussi de nombreuses émotions). Autant d’espaces d’émancipation, de socialisation et de débat, où les émotions peuvent être exprimées en confiance, accueillies et entendues.
La place publique peut, littéralement, être l’un de ces espaces ; les porteurs de paroles, qui posent une question clivante dans l’espace public (dans la rue, dans un parc…) afin de faire réagir et d’engager le débat, incarnent ce mouvement libérateur de la parole (et des émotions) et accessible à tous. Une étape d’Itinéraires numériques, organisée à La-Roche-sur-Yon, avait ainsi permis d’interroger des passants sur la grand place de la ville autour de l’affirmation : “le numérique, ça sert à rien”, permettant à plusieurs dizaines d’yonnais de prendre la parole sur ce sujet. Ces espaces permettent, d’une part, de rencontrer un public large et varié et, d’autre part, contribuent à la confrontation de ces émotions, parfois préalable à la résolution de problématiques individuelles ou collectives (cf. supra).
Ces espaces peuvent également être des espaces immatériels, en ligne. Le caractère “débridé” de certains espaces de participation numérisés a été pointé comme source d’escalade des tensions. En contrepoint, le besoin d’être ensemble, de retrouver des espaces de rencontre et de politisation physique a été avancé. Lors d’un débat à Sainte-Foy-la-Grande, organisé dans le cadre d’Itinéraires numériques, un participant avait ainsi pointé la désincarnation de la parole lors des conflits politiques en ligne, entraînant un surplus de violence et de polarisation… et entraînée par un manque d’occasions de se retrouver “en vrai”.
La conversation a enfin fait émerger l’importance des espaces intimes dans l’expression de ces émotions. Une réflexion a ainsi été portée sur les espaces en non-mixité, qui pourraient favoriser cette expression en créant un cadre de confiance, mais également sur les échanges au sein des cellules familiales. Dans le cadre d’Itinéraires numériques, les nombreux débats organisés avec des adolescents en cadre scolaire ou périscolaire au sujet de l’économie de l’attention ont mis en lumière une conscience de ses enjeux (captation de l’attention, temps d’écran, impacts individuels et sociaux…) en même temps qu’une difficulté à en parler en famille (“j’ai peur de me faire engueuler”). L’importance de disposer de moments d’écoute, d’échange, de partage, entre l’ensemble des membres d’une famille est ainsi soulignée.
Quelles formations et quels outils pour accueillir nos émotions ?
L’atelier s’est terminé par un échange de pratiques et de ressources permettant de mieux appréhender et accueillir les émotions dans les exercices de participation. A plusieurs moments, le manque de formation à la reconnaissance, l’analyse et l’écoute des émotions a été regretté, dans un cadre professionnel comme dans un cadre citoyen. Le rôle des professionnels comme des psychiatres et psychologues, ainsi que l’inspiration d’autres champs de compétences (telles que la négociation des contrats) dans cette formation ont été avancés.
Les méthodes utilisées dans d’autres champs de compétences peuvent apporter des ressources. C’est le cas de la sociologie, dont la méthodologie de conduite des entretiens permet de se positionner devant les émotions de nos interlocuteurs. C’est également le cas de la négociation de contrats commerciaux, qui apprend à gérer opposition et conflit…
Plusieurs ressources ont été évoquées, parmi lesquelles les ouvrages d’Eva Illouz, Les émotions contre la démocratique, Loïc Blondiaux et Christophe Traïni, La démocratie des émotions, Jean-Pierre Kauffmann, L’entretien compréhensif, ou encore la bande dessinée Émotions, enquête et mode d’emploi, par Art-mella.
La place du rire dans ces moments de discussion, l’utilisation de l’humour, de l’autodérision, a enfin été évoquée par des participants, comme vecteur de compréhension et d’acceptation, pour détendre un contexte tendu, pour ses vertus cathartiques…
Quatre points à retenir de ces débats ?
- La prise en compte des émotions dans le débat public est compliquée, puisque ces dernières sont sujettes à interprétation, et dépendent d’un contexte culturel, social, politique… spécifique à chaque situation et à chaque individu.
- Accueillir des émotions comme la colère n’en est pas moins nécessaire pour aller au-delà et construire une forme de pensée et d’action, individuelles ou collectives.
- Les efforts dans la reconnaissance des émotions doivent s’exercer tant dans l’espace public que dans les sphères intimes (au sein de la famille, par exemple).
- Il semble nécessaire de penser la formation des médiateurs, des travailleurs sociaux, du personnel politique… (et des citoyens eux-mêmes, dès le plus jeune âge) à la reconnaissance, la compréhension et l’écoute des émotions.
Nous tenons à remercier l’ensemble des participants à ces riches échanges, ainsi que les organisateurs de ces journées, pour leur investissement et leur enthousiasme à partager leur expérience et leurs ressources.