Tribune - « Les liens de l’Etat à la population ne devraient pas dépendre des frasques de quelques réseaux sociaux. »
Dans une tribune pour Acteurs Publics publiée à l'occasion du #NoTwitterDay le 27 octobre 2023, Jean Cattan détaille la stratégie et l'usage des réseaux sociaux du Conseil national du numérique et interroge le rapport de l'Etat à ces plateformes.
Le Conseil national du numérique est une institution dotée d’une mission claire : assurer la circulation des idées sur notre relation au numérique. Ce qui exige de maximiser nos canaux d’échanges pour échanger avec toutes les personnes intéressées. En l’état, nous faisons le choix, que nous discutons régulièrement, de rester sur X (ex-Twitter) où sont encore présents beaucoup de relais d’information, de partenaires et d’interlocuteurs. Nier cela reviendrait à nier la dynamique des effets de réseaux dans un environnement non-interopérable et l’enfermement des utilisateurs sur des réseaux sociaux en perte de qualité. Nous nous trouvons prisonniers d’un environnement dont nous désapprouvons et subissons la ligne éditoriale et dont nous pouvons légitimement interroger les règles appliquées à la propagation des contenus.
Tout n'est cependant pas aussi tragique sur X et c’est aussi pour cela que nous y restons. Par exemple, nous avons un immense plaisir en ce moment à répondre aux nombreuses demandes d’envois de nos ouvrages émises par des professeurs documentalistes qui participent partout en France à la construction d’une culture numérique partagée. Grâce aux effets de communauté, un tweet d’un prof-doc aura un impact bien plus grand que n’importe laquelle de nos lettres d’informations hebdomadaires. L’effet d’entrainement est dans ces cas-là très positif. Tant que Twitter restera notre meilleur moyen d’être en lien avec toute communauté avec laquelle nous partageons une même vocation, nous y resterons. Nous en revenons toujours à notre mission, quitte à devoir ensuite nous débattre avec nos contradictions.
En parallèle, le Conseil a accru son activité sur Mastodon, réseau libre, fédéré et auto-administré au sein duquel une instance est administrée par le Pôle de compétences Logiciels libres de l’Education nationale. Être sur Mastodon et particulièrement sur cette instance a un grand sens pour nous. Nous y retrouvons des communautés intéressées, à la recherche d’un plus grande qualité et sérénité dans l'échange et le débat, ce qui est agréable. Outre les actions entreprises au sein de la Dinum, l’Education nationale joue un rôle important dans la promotion des outils libres au sein de l’Etat. C’est aussi sur une instance de Peertube (un réseau social fédéré dédié au partage de vidéos) hébergée par l’Education nationale que le Conseil a basculé ses vidéos. Être sur ces réseaux décentralisés nous permet de mettre en action un de nos messages fondamentaux sur la promotion des modèles ouverts, tout en expérimentant les freins actuels à leur développement. C’est enfin une manière de créer un lien fort avec une communauté au sein de l’Etat : le réseau social devient un moyen de faire réseau autour d’une cause.
Lorsqu’on parle de réseaux dominants, difficile de faire l’économie de LinkedIn. Le Conseil est présent sur la plateforme où nous retrouvons comme tout un chacun notre communauté professionnelle étendue. La présence institutionnelle y est organiquement moins favorisée que la présence individuelle. Nous y valorisons donc les prises de parole des membres du Conseil et celles des membres de l’équipe de permanents. La plateforme permet également de déployer de longs formats sans être en proie à une modération hasardeuse. Néanmoins, l’écueil fondamental demeure la culture même du réseau, fondée sur la promotion personnelle et la performance de soi. La ligne que nous nous imposons en réaction est la suivante : nos publications, comme toutes les actions que nous impulsons, doivent s’inscrire dans un alignement entre l’intérêt personnel, l’intérêt de l’institution et l’intérêt général.
Payer ou ne pas payer ?
Un autre problème phare de Linkedin, mais que nous retrouvons désormais chez un très grand nombre de réseaux est que, pour ne pas être relégué dans les tréfonds de l’algorithme, il nous faut soit nous abonner, soit sponsoriser nos publications. Là encore, nous avons beau échanger les bonnes pratiques au sein de l’Etat, jouer collectif, le réseau nous rappelle bien souvent que si nous nous abonnions alors nous aurions quatre fois plus de trafic. La réalité est donc la suivante : l’usage principal du réseau est payant et son usage gratuit n’est que subsidiaire. Pour Linkedin c’est un fait bien connu auquel nous sommes habitués, mais cette situation est en passe de se généraliser : Elon Musk a promu Twitter Blue ; dès que nous éteignons notre écran en plein visionnage de Youtube, il nous est proposé de nous abonner ; et Meta explore la voie du payant.
Si le passage au payant peut être positif pour faire de nous des clients et non plus des marchandises, la situation peut devenir encore plus complexe qu’elle ne l’est aujourd’hui. Tout d’abord, parce qu’il nous faudra nous assurer que nous ne serons pas soumis à la double peine avec des réseaux de mauvaises qualités sur lesquels il faut être en payant un montant loin d’être négligeable parfois. Comment l’Etat pourrait gérer une telle situation outre les dépenses qu’il engage d’ores et déjà en tant qu’annonceur ? Si cette question se pose pour l’Etat, elle risque de se poser en des termes comparables pour tous les utilisateurs : nous n’allons pas nous mettre à payer six abonnements à six réseaux sociaux différents pour que nos tweets dépassent les trois likes.
Comment gérerions-nous la situation – encore hypothétique – où nous observerions une bascule majoritaire de l’ensemble des réseaux vers un modèle gratuit très dégradé et un modèle payant à peu près intéressant ? Si une telle situation se présentait, nous aurions tôt fait de nous rapatrier sur un réseau donné conduisant à un phénomène de remonopolisation appelant à une nécessaire régulation d’ordre technico-économique associant ouverture et régulation tarifaire. L’Etat ne pourra pas dépendre de la volonté d’un groupe ou d’un oligopole serré pour assurer l’infrastructure dédiée à la conversation d’une Nation toute entière. L’avantage de l’Etat est qu’il peut rapidement troquer son rôle de simple utilisateur pour le rôle de régulateur. A ce dernier titre, l’Etat devra imposer des principes d’ouverture et de contestabilité étendus, mais il devra aussi et peut-être même surtout assurer un principe d’égalité d’accès et de traitement.
En attendant de telles évolutions, nous pouvons d’ores et déjà nous demander si certains de ces principes, à commencer par le principe d’un traitement non discriminatoire, ne devraient pas déjà prévaloir. Les liens que l’Etat tisse avec la population sur les réseaux sociaux ne devraient pas dépendre des frasques de leurs dirigeants. Or, la garantie d’un traitement non discriminatoire des contenus publiés par les individus et entités publiques passe entre les mailles des règlements européen sur les marchés et les services numériques. Ce qui signifie qu’il y a encore des combats à mener !
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