L’éducation à la sexualité à travers les âges. Échange avec deux sociologues
Sociologues de formation, Yaëlle Amsellem-Mainguy et Arthur Vuattoux se sont intéressés aux pratiques des jeunes en ligne en matière d’information et d’exploration de sa sexualité, qui n’est pas qu’une question d’âge.
Quelle place occupe le numérique dans l’exploration de la sexualité ?
Arthur Vuattoux - L’exploration de la sexualité peut se faire à des âges très différents de la vie. Il faut faire attention à ne pas essentialiser les âges de la vie au sein de l’adolescence ou de l’âge adulte. Les trajectoires d’entrée dans la sexualité diffèrent, même si certaines choses reviennent d’un récit à l’autre dans notre enquête, notamment sur ce qu’il se passe dans les années collège et lycée. Nous avons montré que la période d’exploration au collège passe par plusieurs phases. La première phase est souvent anonyme, c’est-à-dire que les usages sexuels des jeunes sur internet sont pour beaucoup constitués d’usages purement privés, comme le fait de regarder seul de la pornographie. Sur recommandation d’un intervenant à l’école ou de manière spontanée, les élèves vont éventuellement consulter des sites d’éducation à la sexualité, même si cela reste rare. Ils trouvent sinon de l’information sur la sexualité en navigant seuls sur internet et sur les réseaux sociaux. Ils se retrouvent confrontés à des contenus très différents, des comptes féministes aux comptes masculinistes. Ces différentes phases sont constitutives d’une phase plus globale de préparation avant les premiers rapports sexuels, indépendamment de l’âge. J’ajoute qu’il faudrait différencier ces phases en fonction de l’orientation sexuelle puisque cela ne se passe pas de la même manière pour des personnes hétérosexuelles que pour des personnes homosexuelles ou encore des personnes en questionnement de leur identité de genre et de leur préférence sexuelle.
Yaëlle Amsellem-Mainguy - Pour les personnes issues des minorités sexuelles ou de genre, le numérique intervient de manière différente et indépendamment de l’âge. Pour celles et ceux qui ne sont pas dans la norme majoritaire, à savoir l’hétérosexualité au sein d’une société largement hétéronormative, le numérique apporte des réponses sur le rapport à la norme ou encore sur les représentations sociales, en particulier pendant la jeunesse qui est le temps de construction de l’identité. La faiblesse du maillage associatif dans certains territoires ou encore les distances à parcourir pour se rendre dans certains espaces dédiés aux questions de sexualités peuvent également être problématiques. Le numérique apparaît alors comme un espace accessible en permanence, en temps réel, selon les besoins. Il n’y a pas besoin de fixer des rendez-vous qui impliquent des coûts économiques ou organisationnels parfois dissuasifs. Encore une fois, tout cela est décorrélé de la question de l’âge.
Enfin, il est nécessaire de comprendre que la sexualité fait partie intégrante de la vie des individus, au même titre que la question de loisirs et des préoccupations des individus. Il est important de ne pas faire de la sexualité un monde à part.
Quels types de ressources les jeunes issus de votre enquête plébiscitent-ils ?
Yaëlle Amsellem-Mainguy - Nous souhaitions éviter au maximum d’opposer les différentes sources d’information sur la sexualité et ainsi éviter les présupposés selon lesquels il y aurait d’un côté des ressources sérieuses et légitimes et de l’autre des ressources en ligne superficielles et illégitimes. Nous avons cherché à entendre les jeunes sur l’ensemble des ressources qu’ils et elles consultent, en fonction de leur milieu social, de leur socialisation, de leur rapport à l’école, du métier de leurs parents, etc. L’idée n’était donc pas d’établir de hiérarchie mais bien de dresser un état des lieux. Quand nous leur posions la question du lien entre la sexualité et les sources d’information sur la sexualité, le numérique était souvent cité, qu’il s’agisse des médias et réseaux sociaux, de la pornographie, des films ou encore des séries, tout autant que les échanges avec leurs partenaires, leurs amis ou encore des professionnels (enseignants, médecins, etc.). On observe ainsi qu’il n’y a pas de concurrence entre les savoirs et les informations recherchées, mais plutôt des formes de complémentarités.
Arthur Vuattoux - De même, nous avons veillé à ne pas fragmenter l’expérience numérique des jeunes. Dans les entretiens que nous avons menés, les jeunes nous disaient qu’ils s’informaient sur des forums tout autant qu’ils regardaient de la pornographie parce que ça leur apportait quelque chose en termes de pratiques dont ils peuvent entendre parler. Bien entendu, la pornographie n’est pas une information. Elle peut néanmoins être perçue par les jeunes comme une source d’information, pas au sens d’une information construite, validée, mais comme ce qu’on recherche comme information à un moment donné de son adolescence.
Quel regard portez-vous sur les séances d’éducation à la sexualité et la place qu’occupent le numérique et l’éducation aux médias et à l’information dans cet enseignement ?
Yaëlle Amsellem-Mainguy - Dans nos entretiens, les jeunes estiment que l’école est légitime pour s’emparer de l’éducation à la sexualité. Plus que la question du lieu, il s’agit de la diversité des manières de faire qui est en question. L’école s’empare difficilement de la question numérique, notamment parce que les établissements scolaires ne sont pas forcément équipés. Cet inégal accès de l’institution scolaire et des enseignants aux outils numériques dans les classes produit un usage limité de partage de ressources. Les jeunes ne peuvent pas forcément montrer ce qu’ils ont vu si facilement puisque les enseignants n’ont pas toujours accès aux sites concernés, les pare-feux empêchant par ailleurs d’accéder à des sites qui contiennent le mot “sexe”, et on le comprend.
Arthur Vuattoux - Il ne faut pas réduire la question de l’éducation à la sexualité à un enjeu de maîtrise des médias et réseaux sociaux. De même qu’il ne faut par ailleurs pas enfermer le problème de l’éducation aux médias et à l’information comme un problème de jeunes spécifiquement. Notre rapport à l’information se construit au sein de notre famille à travers l’éducation par les parents notamment. Il existe donc un véritable enjeu de l’éducation aux médias des adultes et jeunes adultes aussi, qui ne s’informent plus tous avec les médias traditionnels. L’étude de l’Arcom sur la fréquentation des sites adultes est intéressante en ce sens. Si elle montre que la consommation de pornographie chez les jeunes a explosé, elle montre aussi que les hommes de 35 à 49 ans sont les plus grands utilisateurs. C’est un angle mort des politiques publiques alors même que ce sont les parents qui vont transmettre directement ou indirectement un rapport à l’éducation à la sexualité et plus largement à l’éducation aux médias et à l’information en général en transmettant certaines pratiques informationnelles.
Dans le cadre de notre enquête nous nous sommes appuyés sur des structures d’accueil des jeunes publics. Ces structures sont de bons exemples d’espaces où l’éducation à la sexualité et à l’éducation aux médias et à l’information sont dispensés de manière indirecte. Dans les Points Information Jeunesse par exemple, où les jeunes publics viennent pour des ateliers CV, les structures vont en profiter pour faire de l’EMI ou des interventions sur l’éducation à la sexualité. C’est un vrai enjeu pour pouvoir toucher des publics qui n’auraient sinon pas suivi de cours d’éducation à la sexualité, d’intégrer cet enseignement dans d’autres espaces.
Quel regard portez-vous sur l’éducation par les pairs en matière d’éducation à la sexualité ?
Yaëlle Amsellem-Mainguy- L’éducation par les pairs recouvre beaucoup de choses. Elle peut s’établir entre personnes du même âge, du même sexe, entre personnes qui partagent les mêmes pratiques, les mêmes orientations sexuelles ou la même identité de genre. La question de l’âge en matière d’éducation par les pairs n’est donc pas toujours pertinente. C’est surtout à la place des pairs et à la définition de la proximité dans l’éducation par les pairs qu’il faut faire attention. L’éducation par les pairs est une piste intéressante. Nous ne pouvons pas faire reposer toute l’action publique sur les pratiques entre pairs, au risque d’un désengagement financier et politique sur les questions de santé. Sur les sujets d’orientation scolaire ou professionnelle, s’il est possible de s’entraider entre personnes du même âge, il y a besoin d’espaces de discussion, de contradiction, de ressources, de production de contenus, qui ne peuvent pas forcément exister si simplement que ça. Et cela fait par ailleurs porter une responsabilité énorme sur les pairs détenteurs d’une information.
Arthur Vuattoux - Nous recommandons de penser au-delà de la proximité d’âge et de penser en termes de proximité d’expérience. Si on prend l’exemple des minorités sexuelles, les pairs du même âge peuvent être malveillants à l’échelle d’un établissement scolaire, donc on va chercher des pairs plus âgés parce qu’ils ont connu les mêmes étapes et les mêmes enjeux autour de leur socialisation à la sexualité.
Nous avons notamment été étonnés de la place qu’occupaient des canaux comme Discord. Ces espaces sont perçus comme à la frontière du privé et du public, en tout cas plus que ce que l’on peut trouver sur des réseaux sociaux plus classiques. Il y a derrière ces espaces l’idée qu’on entre dans des communautés par cooptations, qu’on adhère à telle charte de principe, de tolérance, et donc qu’on se retrouve dans des espaces un peu plus sécurisés qu’ailleurs. Ces espaces qui sont plus issus de la culture du jeu vidéo apparaissent comme des espaces qui renouvellent les codes.
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Yaëlle Amsellem-Mainguy est chargée de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), associée au Centre de la recherche sur les liens sociaux (CERLIS). Elle est rédactrice en chef de la revue Agora débats/jeunesses (Presses de sciences po / accessible sur Cairn).
Arthur Vuattoux est maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord, membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS, USPN, EHESS, CNRS UMR 8156, Inserm U997).
Ensemble, ils publient en 2020 un ouvrage intitulé Les jeunes, la sexualité et internet, qui vise à mieux comprendre l’usage des jeunes d’internet en matière de sexualité. Cette enquête a duré un an, de septembre 2017 à août 2018, et repose à la fois sur un questionnaire (auquel 1 427 jeunes âgés de 18 à 30 ans ont répondu) et sur une phase d’entretiens (35 entretiens individuels et 5 entretiens collectifs conduits auprès de 66 jeunes âgés de 18 à 25 ans).