Tribune : Simplifier oui, sacrifier non : ne pas laisser l'administration numérique accélérer l'exclusion sociale

Publiée sur libération.fr, le 22 novembre 2016 et laGazette.fr, le 23 novembre à l'occasion des Assises de la médiation numérique qui se tiennent le 23 et 24 novembre à Mende, en Lozère

Depuis plusieurs mois, les alertes se multiplient sur les difficultés croissantes d’accès aux droits liées à la dématérialisation des démarches administratives. Défenseur des droits, CIMADE, centres sociaux tous décrivent les mêmes histoires : un passage obligatoire par internet pour une prise de rendez-vous ou l'activation de certains droits, des serveurs téléphoniques saturés par des requêtes concernant des situations qui n’ont pas été prévues par le formulaire, des personnes qui - n’ayant pas accès à internet - se déplacent aux permanences de guichets aux plages horaires qui ont été restreintes, pour être orientées à nouveau sur un site ou une adresse mail… Si cette situation n’est malheureusement pas nouvelle, elle devient d’autant plus critique que la dématérialisation s’accélère dans des domaines aussi variés que l’accès aux soins, aux prestations sociales, à l’emploi, à la formation, etc. Ces difficultés pénalisent tout le monde, et en premier lieu les plus précaires pour qui elles sont un facteur de marginalisation supplémentaire. Elles révèlent que les enjeux d’inclusion numérique ne sont aujourd’hui pas suffisamment pris en compte dans nos politiques publiques. Plus largement, elles nous interpellent sur le modèle de société que nous voulons construire à l’ère du numérique.

Pour que les services numériques soient réellement innovants, ils doivent rester humains

L’Etat se doit de donner l’exemple. Les nouvelles technologies sont de formidables outils pour créer des services publics plus efficaces, plus réactifs, plus personnalisés, mieux adaptés. Mais les services publics numériques sont encore trop souvent conçus par rapport à un profil d’utilisateur moyen qui n’existe pas. Trop souvent, l’accessibilité n’est greffée qu’ex-post comme une surcouche, et la médiation humaine pensée après coup - ou pas du tout. Parce que les systèmes ne prévoient jamais toutes les situations, ceux qui les utilisent - individus, associations, agents d’accueil, réseaux de proximité, etc. - doivent pouvoir participer à définir leur fonctionnement et les faire évoluer. Par ailleurs, les structures associatives peuvent être des facilitatrices mais elles ne peuvent remplacer l’expertise fiscale, sociale, juridique, des agents des services publics. Elles ne peuvent être le réceptacle des toutes les difficultés de la relation entre l’usager et l’administration dématérialisée. Cela implique nécessairement le maintien d’une alternative humaine effective de la part des pouvoirs publics pour l’accès aux droits dont dépendent les plus précaires. Malgré un contexte budgétaire difficile, il est crucial de dégager des marges de manoeuvre et d’y consacrer des ressources. Il ne s'agit pas de recréer les anciens guichets : les gains d’efficience permis par la transformation numérique des grands opérateurs publics peuvent être utilisés pour réinventer une médiation humaine décloisonnée, personnalisée, outillée et valorisée, destinée à garantir l'accès de tous aux droits et aux services essentiels, partout sur le territoire. Force est de reconnaître que le portage politique de ces questions par les pouvoirs publics centraux et locaux s’est amélioré ces dernières années mais cette mobilisation reste inégale d’un territoire à l’autre, et très loin du compte au regard des enjeux. Il y a un an, le gouvernement annonçait la constitution d’un fonds de solidarité numérique, qu’en est-il aujourd’hui ? 1 milliard pour l’équipement des collégiens avec des tablettes, 3  milliards pour équiper l’ensemble de notre territoire en très haut débit. Combien pour repenser l’inclusion sociale dans une société où le numérique est devenu omniprésent ?

Des besoins de médiation à tous les étages

Il y a trois ans, le CNNum appelait à changer de paradigme et à rompre avec deux décennies de politiques publiques focalisées sur la réduction d’une “fracture numérique” réduite à l'accès aux outils et réseaux. Ce concept nous a conduit à focaliser l’attention sur la réduction d’écarts prenant leur source dans des problématiques sociales, économiques, territoriales préexistantes. Mais il ne faut pas occulter la possibilité que notre rapport au numérique puisse les amplifier ou en produire de nouvelles. Sans être précaire ou mal à l’aise avec le numérique, on peut aujourd’hui être bloqué dans des circuits administratifs infernaux si l’on ne rentre pas dans les cases du formulaire, ou avoir des difficultés pour se projeter professionnellement dans un secteur disrupté par le numérique. Le renouvellement permanent des technologies demande un effort d’apprentissage et de remise en question continu auquel nous sommes tous confrontés, quel que soit notre capital de départ. Et il serait illusoire d’espérer que ce besoin s’efface avec le renouvellement démographique et l’entrée dans un ère “digital native”. On peut être hyper-connecté au quotidien sans pour autant savoir agir sur les systèmes, ou savoir s’en servir pour s’émanciper sur le plan personnel, professionnel, culturel, ou dans ses relations sociales. Bref, les potentiels exclus de la société numérique sont une cible mouvante. Dès lors, les besoins d’accompagnement, de formation et plus généralement de médiation ne disparaîtront pas avec le temps, bien au contraire. Ils vont continuer à s’accroître durablement dans les administrations, les entreprises, les associations, les écoles. La médiation représente, avec la formation tout au long de la vie, l’infrastructure humaine essentielle d’une société numérique. Souhaitons que les assises nationales de la médiation numérique soient cette année l’occasion d’inscrire ces questions à un niveau bien plus stratégique dans nos politiques publiques, pour que le numérique soit réellement mis au service de la réduction des inégalités et de l’augmentation du pouvoir d’agir des individus et des collectifs.  

Tribune publiée sur Liberation.fr et co-signée par : Mounir Mahjoubi, Président du CNNum, Sophie Pène, Guy Mamou Mani, Amal Taleb, Vices-présidents du CNNum, Daniel Kaplan, Ghislaine Hierso, Nathalie Collin, Marc Tessier, Vivek Badrinath, Gael Duval, Antoine Petit, Véronique Torner, Emmanuelle Roux, Célia Zolynski, Najette Fellache, Patricia Langrand, Jacques Crémer, Carole Zisa-Garat, membres du CNNum, Valérie Peugeot - ancienne Vice-présidente du CNNum, Michel Briand - ancien membre du CNNum, Yann Bonnet, Secrétaire général au CNNum, Romain Delassus, Rapporteur général au CNNum, Camille Hartmann, Judith Herzog, Rapporteurs au CNNum  

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