Le logiciel libre dans la stratégie de l’État. Entretien avec Stéphanie Schaer

Stéphanie Schaer est la tête de la direction interministérielle du numérique qui a pour mission de guider la transformation numérique de l’État. Elle nous explique comment les logiciels libres participent à la mise en œuvre des stratégies de la DINUM et reflètent son engagement envers les communs numériques.

Pouvez-vous présenter la DINUM et le cap que vous vous êtes fixés à travers votre feuille de route publiée l’an passé ?

La direction interministérielle du numérique (DINUM) est rattachée aux services de la Première ministre sous l’autorité du ministre de la Transformation et de la Fonction publique. En tant que “tour de contrôle du numérique de l’État”, elle anime l’ensemble des collectifs des directions du numérique des ministères. Elle offre également des services et produits numériques aux agents de l’État. Plus récemment, elle a pris en charge un rôle de DRH de la filière numérique de l’État pour réussir la transformation numérique de l’État.

Il y a près d’un an, nous avons lancé des ateliers interministériels avec des agents pour définir un nouveau cap pour la stratégie numérique de l’État. Il s’agissait de redéfinir, au vu de l’existant, des réussites et des échecs, les priorités et méthodes pour conduire les projets numériques de l’État. Cela a amené la DINUM à finaliser une nouvelle feuille de route publiée le 9 mars et présentée à tous les ministres à l’occasion d’un Comité interministériel de la Transformation publique le 9 mai suivant.

Cette feuille de route se décompose en quatre axes :

  • Transformer la façon dont on fait du numérique au sein de l’État. L’objectif est de développer une conduite agile de projets qui puissent s’adapter aux besoins des utilisateurs avec une recherche systématique d’impact. Nous souhaitons à ce titre avoir une meilleure prise en main du produit en rapprochant les équipes métiers des équipes informatiques.
  • Utiliser pleinement le potentiel de la donnée. La circulation de la donnée au sein des ministères permet de faire beaucoup pour rendre l’action de l’État plus simple et plus efficace, dans le sens du principe du “Dites-le nous une fois” qui permet d’avoir accès au bon document au bon moment et au bon endroit.
  • Renforcer la filière numérique de l’État. Pour conduire ces transformations, l’État doit être en mesure d’attirer les meilleurs talents dans un marché très concurrentiel. La DINUM s’est structurée dans cette optique avec un nouveau département RH de la filière du numérique de l’État. Son rôle est d’apporter aux administrations de nouvelles façons d’attirer et d’offrir des perspectives de parcours, et de former les agents publics.
  • Maîtriser le système d’information de l’État. C’est sur cet axe que se joue la question des logiciels libres, et c’est ici que porte notre choix de fonder les outils du quotidien de l’agent public sur des briques libres opérées par l’État.

Comment les logiciels libres permettent à l’État de gagner en maîtrise sur ses outils numériques ?

Notre objectif est de généraliser l’utilisation de logiciels libres dans tous les outils utilisés quotidiennement par les agents de l’État

Il est déterminant que nous ayons une parfaite maîtrise des briques logicielles essentielles au fonctionnement de l’État. Notre objectif est de généraliser l’utilisation de logiciels libres dans tous les outils utilisés quotidiennement par les agents de l’État. Cette initiative baptisée la “suite numérique collaborative", est une évolution du “sac à dos numérique de l’agent public” (SNAP) et vise à créer et à promouvoir un ensemble d’outils numériques performants, fondés sur des logiciels libres. Ces produits, dont certains sont d’ores et déjà en service, rassemblent un espace de stockage, une messagerie instantanée (Tchap), des outils de visioconférence (comme le webinaire de l’État), des logiciels d’édition, des outils de calcul, et bien d’autres. Le code ouvert des logiciels nous permet par ailleurs de faire interagir plus facilement les outils entre eux, ce qui répond aux besoins des agents dans leur usage quotidien, par exemple lancer une visioconférence à partir de sa messagerie.

Pour cela, nous voulons nous appuyer sur les meilleurs outils libres disponibles sur le marché, que nous testons activement. La DINUM ne développe pas directement les produits de la suite, mais s’emploie à constituer un système interopérable et simple d’utilisation composé d’outils développés par d’autres acteurs. La collaboration est en effet au cœur de notre démarche. Nous accordons une grande attention aux communautés de développeurs derrière ces logiciels, avec lesquelles nous échangeons régulièrement afin de garantir des outils de la plus haute qualité. Nous collaborerons également avec d’autres pays, notamment l’Allemagne qui partage la même vision pour offrir à leurs agents publics un environnement numérique de travail souverain. Nous avons déjà opté pour la même messagerie instantanée et il est possible que nous fassions des choix similaires pour d’autres composants de cette suite.

Notre défi est enfin de changer les habitudes des agents pour qu’ils adoptent ces nouveaux outils, facilitant notamment les usages collaboratifs. Tchap en est l’exemple : une messagerie instantanée professionnelle pour agents publics, fondée sur le protocole ouvert Matrix, gérée par la DINUM et hébergée par le ministère de l’Intérieur. Face à l’utilisation massive des messageries commerciales dans les milieux personnels et professionnels, faire adopter Tchap est un véritable défi. Bien que la sécurité de l’application soit une priorité, travailler sur ce seul aspect ne suffit pas. Nous mettons donc l’accent sur l’adaptation constante de l’outil aux besoins des utilisateurs pour l’intégrer au mieux dans le milieu professionnel. Nous œuvrons pour y apporter des fonctionnalités répondant aux évolutions des besoins des agents telles que sa version pour ordinateur en plus de l’application mobile, la création d’un annuaire, de salons dédiés, etc. Avec 185 000 utilisateurs actifs, l’utilisation de Tchap n’est plus anecdotique au sein de l’administration et vise à être encore plus largement adoptée.

Comment la DINUM met en pratique dans son quotidien le soutien de l’État aux logiciels libres ?

Tout d’abord, en utilisant activement des logiciels libres dans nos différentes activités, nous nous engageons naturellement à contribuer à leur développement.

Le soutien de la DINUM aux logiciels libres dépasse le cadre de cette stratégie et s’inscrit dans son activité quotidienne.

Tout d’abord, en utilisant activement des logiciels libres dans nos différentes activités, nous nous engageons naturellement à contribuer à leur développement. En proposant aux agents des outils fondés sur des logiciels libres, nous participons à la diffusion de leurs usages au sein de l’administration. Aussi, la contribution de l’État à des logiciels libres lui permet d’encourager certaines fonctionnalités auprès des communautés pour améliorer le code au bénéfice de l’intérêt général. Mais ce n’est pas tout. En choisissant de fonder les outils numériques utilisés par l’État sur des briques logicielles libres, la DINUM devient en quelque sorte un membre actif de ces communautés qui maintiennent et développent ces codes, participant ainsi à leur durabilité. C’est pour cette raison que la mission logiciels libres conduite par Bastien Guerry, en plus de diffuser cette culture du libre en interministériel, est en charge d’animer le conseil logiciels libres, une instance de dialogue entre les administrations et les acteurs de l’écosystème open source : nous voulons que notre stratégie profite à l’ensemble des parties impliquées.

Ensuite, par effet d’entraînement, cette politique d’utilisation rétroagit sur l’offre. Cela encourage les entreprises qui optent pour l’ouverture de leurs logiciels, adoptant ainsi un modèle économique différent de celui des systèmes propriétaires. Un exemple concret est l’émergence de l’IA générative, un domaine où la stratégie numérique de l’État se déploie pleinement. Dans sa manière d’exploiter l’IA au service du secteur public, l’État a conditionné sa collaboration avec les partenaires privés à l’utilisation de composants libres. La société Mistral a par exemple récemment publié un modèle de LLM (Large Language Model) libre que nous sommes en train d’évaluer et que nous envisageons d’utiliser pour des premiers cas d’utilisation au sein de l’administration d’ici la fin de l’année. Cette dynamique appuie l’importance pour les entreprises de s’engager dans la voie du logiciel libre afin de faire progresser l’ensemble des initiatives.

Vous soutenez également les communs numériques. En quoi ces derniers contribuent-ils aux stratégies que vous avez mentionnées ? Et plus largement, quels sont les bénéfices pour la DINUM de s’intéresser aux communs numériques ?

Notre quête de mutualisation, d’interopérabilité et d’indépendance est alignée avec la philosophie des communs numériques.

Nous travaillons en effet à favoriser la mutualisation et l’émergence de grands communs numériques au sein de l’État. Cet objectif s’inscrit dans l’engagement historique de la DINUM en faveur de l’ouverture. En ce sens, la mise à disposition d’un même outil à l’ensemble des ministères est déjà un progrès. Pour aller plus loin, nous cherchons à nous diriger davantage vers des briques communes, à unir les moyens, pour faire progresser le même commun. C’est dans cette même logique que nous échangeons avec nos homologues européens, car les besoins en termes d’outils numériques sont assez similaires entre les pays. Certaines bases de données ouvertes pourraient être considérées comme étant des communs numériques, dans la mesure où elles sont utilisées et alimentées par une vaste communauté, au travers par exemple d’un service comme data.gouv, la plateforme ouverte des données publiques françaises.

En ce sens, nous pourrions également affilier la suite numérique collaborative aux communs puisque le projet vise une mutualisation et une contribution de l’administration à des briques techniques ouvertes.

Plus encore, notre quête de mutualisation, d’interopérabilité et d’indépendance est alignée avec la philosophie des communs numériques. Cet état d’esprit guide notre approche pour autonomiser nos outils numériques. C’était d’ailleurs le sens de notre présence à Numérique en commun(s) à Bordeaux dont nous étions partenaire à part entière pour la première fois. Nous y avons partagé notre expérience des communs numériques, mettant en lumière les outils de la suite numérique collaborative, mais aussi le site démarches-simplifiées.fr qui a récemment franchi le cap des 10 millions de dossiers échangés. Ce site est un commun essentiel dans le fonctionnement de l’État. Sans être imposé, cet outil a su trouver son public, notamment parmi les services déconcentrés qui ne disposent pas forcément d’une expertise numérique et qui ont besoin d’une solution simple et intégrée. Nous sommes fiers de ce produit, qui compte désormais 5 ans d’existence et une large communauté d’utilisateurs.

Notre engagement envers les communs numériques s’incarne également par l’Accélérateur d’initiatives citoyennes. Des communs initiés par des individus ou des collectifs deviennent indispensables pour conduire certaines politiques publiques. Par exemple, Open Food Fact, une base de données alimentaires ouverte, est devenue un pilier indispensable pour l’État dans la mise en place de politiques de santé publique telles que le Nutri-score, et bientôt l’affichage environnemental. Articuler les politiques publiques avec ces ressources ouvertes existantes représente un gain de temps et d’énergie considérable. L’accélérateur vise à repérer ces initiatives et à leur proposer un soutien financier et un accompagnement à 360°. Il s’agit de favoriser des coopérations entre ces porteurs de communs numériques et les politiques publiques, établissant ainsi des partenariats solides et durables pour renforcer leur viabilité mutuelle.

En fin de compte, les logiciels libres et bases de données ouvertes que nous utilisons constituent pour nous des communs numériques auxquels nous contribuons et qui servent l’ensemble des ministères. Cette approche évite la duplication des efforts pour satisfaire les mêmes besoins, favorisant ainsi une meilleure cohésion et une meilleure collaboration entre les différentes entités. Et c’est d’ailleurs dans ce sens que nous souhaitons avancer face aux défis de l’IA. Notre contribution à l’émergence de communs rejoint le cœur même des missions de la DINUM : accompagner grâce au numérique l’ensemble des politiques publiques.

 

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