De Shanghai à Paris, quelles monnaies numériques, échange avec Horacio Ortiz

Horacio Ortiz évoque la concurrence entre les acteurs traditionnels et des nouveaux acteurs financiers au regard de sa connaissance du contexte chinois. Il est anthropologue spécialisé dans la finance au CNRS et professeur associé à l’East China Normal University à Shanghai.

Comment les monnaies numériques ont-elles bousculé les institutions financières et bancaires internationales ?

Tout d’abord, il y a lieu de rappeler que le système financier et bancaire est numérique depuis longtemps. Les monnaies numériques posent toutefois deux nouvelles transformations. D’une part, l'extension de moyens de paiement numérique dans les usages de la vie quotidienne et d’autre part l’apparition de monnaies numériques non nationales. En fonction du type de monnaie numérique les problématiques sont différentes, bien que certaines se recoupent.

Trois types de monnaies numériques existent aujourd’hui :

Les crypto-monnaies, soit des actifs qui s'échangent de pair-à-pair sans tiers de confiance et qui utilisent la technologie blockchain pour transférer la propriété des crypto-monnaies, posent une question quant à leurs statuts de moyen de paiement au regard de la confiance et la sécurité. En effet, il s’agit d’un espace peu réglementé et qui représente des montants faibles sur l’économie globale. Si le Salvador est le premier pays à faire du bitcoin une monnaie légale, il s’agit d’un cas un peu marginal, d’autant plus que le pays n’a pour l’instant comme cours légal que le dollar.

L’autre cas qui a créé beaucoup de réactions, a été le projet de Facebook de créer Libra, une monnaie avec pour collatéral un panier monétaire représentant les monnaies internationales fortes. Ce projet posait des questions de souveraineté relatives à la capacité de Facebook à devenir une institution monétaire indépendante émettant sa propre monnaie. Pour cette raison, les institutions monétaires des différents pays s’y sont opposées. Un projet revu à la baisse, renommé Diem, ne s’adossant qu’au dollar a été privilégié. Pour l’instant, il n’est pas en voie d’application.

Le troisième type vise les monnaies digitales de banque centrale qui se sont développées en partie en réponse au projet de Facebook. Le pays le plus en avance en termes de projet pilote est la Chine. Si en principe les monnaies de banques centrales sont la continuité des monnaies nationales, ces innovations monétaires permettraient une centralisation des données potentiellement très forte, qui interroge le rôle social et politique des banques centrales.

Pour le consommateur quelle est la différence entre payer avec une carte de crédit et payer avec téléphone ?

L’émergence des moyens de paiement numériques interroge la confiance envers les intermédiaires qui permettent par exemple de lier le compte en banque d’un utilisateur à son smartphone et à la machine qui reçoit le paiement.

Cette cartographie des monnaies numériques est importante car les questions qui se posent sont très différentes d’une monnaie à l’autre, même si certaines technologies sont transversales à toutes ces innovations monétaires. Le Covid a renforcé l’essor des monnaies numériques. Nous sommes dans un moment de fort développement où s’ouvrent de nombreuses possibilités.

L’émergence des moyens de paiement numériques interroge la confiance envers les intermédiaires qui permettent par exemple de lier le compte en banque d’un utilisateur à son smartphone et à la machine qui reçoit le paiement. En Chine, les paiements numériques ont explosé depuis 2015, soit bien plus tôt qu’en Europe, mais les questions restent les mêmes.

Cette question de la confiance est très différente si les moyens de paiement sont contrôlés par des industries financières classiques, une multitude d’acteurs décentralisés ou encore par des grandes entreprises du numérique telles que Facebook. La confiance envers ces nouveaux acteurs peut se poser de manière concurrentielle pour les pays où les institutions sont fragiles.

Si on se place du point de vue du consommateur, la différence entre une carte de crédit et un paiement par téléphone disparaît. Aujourd’hui, l’usage de la carte de crédit est aussi sur le téléphone via une autre application. D’un point de vue politique et réglementaire, cela illustre un débat très fort sur les transformations institutionnelles : en utilisant une application sur un téléphone toutes les données liées au paiement sont connectables à l’ensemble des données du téléphone. Or, l’usage d’une carte de crédit (débit sans la question des crédits) ne permet de connecter que des données relatives à l’heure de la transaction et au point de vente.

Le nombre limité d’entreprises relatives à des applications de paiement pose d’autres questions. En Chine, les deux entreprises privées qui dominent le secteur, Alibaba et Tencent, forment un oligopole, qui voit circuler la majorité des données de paiement. En agglomérant ces données, elles peuvent faire des profils de risques, de consommation. Avant, en Chine, les données relatives aux transactions étaient très contrôlées par le système bancaire, qui est pratiquement complètement détenu ou contrôlé par l’État. Ailleurs, c’est aussi généralement le système bancaire, qu’il soit privé, public ou mixte, qui contrôle ces transactions. Aujourd'hui, une concentration de données par un faible nombre d’acteurs privés est possible, enclenchant de fait une transformation des services financiers. Ces réflexions posent des questions sur l’utilité du système financier actuel. Pourrait-il être remplacé par de nouveaux acteurs, avec de nouveaux moyens ? Les acteurs de la fintech illustrent cette négociation pour trouver leur place au sein d’un secteur où les acteurs traditionnels défendent leurs positions face à l’essor des technologies numériques.

La transformation majeure n’est-elle pas l’anonymisation ou la non-anonymisation de la monnaie ?

Aujourd'hui, le cash est parfois plus utilisé comme une assurance que comme moyen de paiement. Si le cash ne va pas disparaître, on tend en revanche vers des moyens de paiement de moins en moins anonymes. Comme c’est déjà le cas depuis 15, 20 ans avec l’extension du numérique et sans trop de résistance, l’espace de l’anonymat va continuer à se réduire. Pour moi, une des réflexions fortes à mener est : quels sont les types de non-anonymat ? Quelles sont les formes d’anonymat ? En fonction de ces formes, quels sont les dangers et les garanties ? Les personnes qui veulent frauder trouveront toujours un moyen.

Bien que certaines cryptomonnaies garantissent une certaine confidentialité, je ne vois pas très viable une extension des crypto-monnaies au niveau global comme moyen de paiement quotidien. La question de la volatilité des prix est importante mais il y a aussi celles de l’accès à la technologie, car ce sont des monnaies difficiles à utiliser.

En revanche, je pense que la monnaie de Facebook peut connaître un vrai essor, notamment par le nombre considérable d’utilisateurs  qu’elle sera capable de toucher, mais ça ne sera pas anonyme.

Comment se fait-il que la Chine soit en pointe à la fois sur les moyens de paiement numérique et la monnaie numérique de banque centrale ?

Il faut apporter plusieurs nuances à ce propos. En Chine, le processus de bancarisation s’est déroulé extrêmement rapidement dans les années 1980. Si la bancarisation croissante de la population est rapide, elle est accompagnée d’un rejet des cartes bancaires. Vers le milieu des années 2000, la classe moyenne, qui avait déjà un usage personnel d'internet, a commencé à utiliser le système de paiement d’Alibaba dans sa plateforme de commerce numérique. La formule proposait de ne pas payer tant que l’objet acheté n’était pas arrivé. C'était une forme de confiance; notamment au début d’internet.L’apparition des smartphones en 2010 a été l'élément déclencheur. En 2014, l’application WeChat a créé son propre moyen de paiement. Depuis le lancement de la campagne d’utilisation,  ce paiement a été adopté par un effet boule de neige. L’usage a été rapide et progressif, mais il n’a pas été imposé. Il ne s’agit pas d’un usage contraint, mais d’un fait massif volontaire qui s'est construit sur plusieurs années et dont il est difficile de se passer aujourd’hui.

Il y a évidemment un projet politique qui a émergé dans les années 2000, et qui définit le numérique comme le nouvel horizon du développement économique et géopolitique chinois. Dans ce contexte, des  entreprises telles que Tencent et Alibaba disposent d’un rôle clé. La situation est complexe, car ces entreprises ne sont pas publiques, mais privées. En même temps, une bonne partie de leurs cadres sont membres du parti. Ceci ne veut pas dire que le parti les contrôle, mais il y a une forme de régulation. Si ces entreprises ont grandi protégées de la concurrence grâce au gouvernement, elles ont en même temps construit un espace d’autonomie relative qui est en train d’être négocié aujourd’hui.

En Chine, la monnaie numérique de la banque centrale vient un peu par-dessus les offres privées. Elle est en cours d’expérimentation dans certaines villes et commerces, on peut télécharger une application et payer en monnaie digitale de la banque centrale, appelée le « Renminbi digital ». Un débat a émergé ces dernières années autour des contrôles des données de paiement et des services financiers qui sont nés de l’utilisation de ces données. Les monnaies numériques qui sont développées dans les autres pays restent fréquemment contrôlées et intermédiées par les banques commerciales, car les banques centrales n’ont pas les moyens de gérer toutes les données.

Un autre projet de la banque centrale est de créer une holding pour que l’ensemble des organisations qui contribuent aux moyens de paiement numériques fournissent les données dont elles disposent pour créer des profils de risques qui seraient utilisables par toutes les organisations financières. Ainsi, le projet du gouvernement va au-delà du système de paiement.

Du moment où il est techniquement possible de faire des monnaies numériques souveraines étatiques, peut-on envisager que la Banque centrale européenne se prive de cette possibilité ?

La Banque centrale européenne et la Réserve Fédérale des État-Unis sont en train d’explorer le développement de ce type de monnaie. Tout est encore possible, mais face aux nouvelles technologies qui sont disponibles et au développement de la monnaie numérique chinoise, je ne vois pas comment les autres grandes banques centrales pourraient rester à l’écart de ces transformations.

En ce qui concerne le système bancaire, il faut avant tout se demander quel est le type de service rendu. Si l’objectif est d’héberger des bases de données de bilans numériques, d’un point de vue technique, le système bancaire pourrait être remplacé par la banque centrale. En revanche, si l’objectif est le service d'intermédiaire, le système bancaire concentre aujourd’hui l’expertise, mais on voit bien qu’il y a une prolifération de nouveaux intermédiaires tels que la fintech qui le concurrencent.

En Chine, des tensions se créent entre les entreprises du numérique, la banque centrale et le système bancaire. Mais selon les lignes directrices officielles pour le développement de la monnaie numérique de la banque centrale, cette monnaie sera organisée à travers le système bancaire et les entreprises du numérique qui gèrent les moyens de paiement numérique. À court terme, ceci se ferait donc sans une transformation radicale de la situation actuelle. Mais à plus long terme, les transformations actuelles peuvent déboucher sur des scénarios très différents. Cette transformation du système bancaire est aussi en discussion au niveau européen.

Pour aller plus loin :

  • Ortiz Horacio, Transformations of money in China: the digital payment systems Wechat Pay and Alipay, presentation au Annual Meeting of the Society for the Advancement of Socio-Economics, 2020
  • Ortiz Horacio, Valeur financière et vérité. Enquête d'anthropologie politique sur l'évaluation des entreprises cotées en Bourse, Paris, Les Presses de Sciences Po, col. « Sciences Po Gouvernances », 2014, 180 p

 

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