Retour sur trois décennies de médiation numérique avec Stéphane Delahaye

Ancien adjoint au numérique à la mairie de Martigues, Stéphane Delahaye est responsable du Hub du Sud, qui regroupe les écosystèmes de l’inclusion numérique du sud-est de la France. Il revient sur l’évolution des dispositifs de médiation numérique, de ses prémices à aujourd’hui.

Vous êtes engagé dans la médiation numérique [1] depuis plus de vingt ans : de quelles évolutions majeures avez-vous été le témoin ? 

Au tournant des années 2000 est lancé le dispositif “nouveaux services - emplois jeunes. L’Etat appréhendait tout juste la question de la fracture numérique et cherche à accompagner les personnes qui ne disposent pas encore d’équipements : on forme à l’utilisation du CD-Rom, on utilise le logiciel Adibou pour permettre aux enfants d’apprivoiser l’ordinateur, etc. A cette époque-là, c’est le terme d’animation multimédia qui prévaut. Les lieux et les animateurs qui dispensent ces programmes sont alors (pour la plupart) issus du monde de l’animation socioculturelle (Maisons des Jeunes et de la Culture, maisons de quartier, etc.). Ils ont l’habitude d’accueillir des publics et de proposer des ateliers collectifs.

Le lancement du label Cyber-base par la Caisse des dépôts et consignations en 2000 marque un tournant dans la structuration de la filière de la médiation numérique. Ce dispositif national a pour vocation de former aux technologies de l’information et de la communication. Après la figure de l’animateur (dont les activités structurent la communauté et s’insèrent en son sein) est apparue celle du formateur-initiateur (dont les activités vont revêtir un caractère pédagogique auprès de la communauté) : un nouveau métier se structure avec les agréments, référentiels, labels et évaluations qui l’encadrent. A la différence des premières actions de médiation numérique, inspirées par le monde de la culture et de l’éducation populaire, la structuration de la filière incarnée par Cyber-base évolue sur le modèle de l’école traditionnelle, où le mobilier et l’aménagement de l’espace sont prédéterminés. Cette disposition salle de classe se retrouve encore bien souvent dans les organismes de formation.

Cette logique de transmission des savoirs est une des façons de faire de la médiation numérique, mais d’autres postures existent : des ateliers dans un fablab, des ateliers de contribution à un commun numérique, etc. Aujourd’hui, la volonté de faire plus de collectif se heurte parfois à des espaces qui ne le permettent pas forcément, lorsqu’ils sont organisés sur le modèle hiérarchique et cloisonné de la salle de classe.  

Est-il possible de rassembler des acteurs et structures aussi variés autour d’une bannière commune ?

Les acteurs de la médiation numérique ne se présentent pas toujours comme “médiateurs numériques” ! De l’animateur multimédia au médiateur actuel en passant par le formateur, l’accompagnant, l’aidant ou le conseiller, la standardisation des dispositifs de médiation numérique n’a jamais vraiment été opérante. Cela peut s’expliquer par l’hétérogénéité des structures porteuses, de leurs financements, de leurs modèles économiques, des outils utilisés, etc. Cela a participé à l’invisibilisation de la filière : ses acteurs ne sont pas toujours identifiés par les élus, des potentiels financeurs ou partenaires. Pour autant, une bannière commune nationale pourrait exister via la Mednum dont la mission consiste à “créer et accélérer des solutions pour favoriser l’inclusion et la médiation numériques sur tout le territoire”.

Il est souvent question des lieux où s'opèrent la médiation numérique, le tiers-lieu notamment, mais le consensus sur ce que cette notion recouvre n’est pas clair, comment expliquer cela ? 

Animer des communautés, ce n’est pas pareil que d’accueillir des groupes. Ce qui fait alors le tiers-lieu, c’est la capacité d’une communauté à s’y réunir, à coopérer.

En 2012, cela faisait plus de dix ans que des lieux pratiquaient l’animation multimédia (devenue médiation numérique en 2011), centrée sur le collectif. L’arrivée de la notion de tiers-lieu a d’abord selon moi apporté de la confusion : tout le monde ne comprend pas ce que le terme recouvre et les publics visés ne se sont pas encore totalement approprié ce qu’il désigne. 

Avec des chercheurs et des pionniers, comme Antoine Burret, sociologue spécialiste des tiers-lieux, nous avons à l’époque travaillé sur l’accompagnement de cinq lieux en Provence-Alpes-Côte d’Azur, en insistant sur l’aménagement ou encore l’accueil des publics constitués en communauté. En effet, animer des communautés, ce n’est pas pareil que d’accueillir des groupes. Ce qui fait alors le tiers-lieu, c’est la capacité d’une communauté à s’y réunir, à coopérer (au sens premier du terme : faire œuvre ensemble). Ce changement de paradigme a perturbé l’organisation de certains lieux historiques. En effet, à la différence par exemple d’un centre social conventionné sur un territoire précis, avec une gamme de services et des publics précis, un tiers-lieu doit parler à tous les publics, peu importent leurs caractéristiques et l’objet de leur activité. Il accueille ainsi des communautés d’intérêts, de projets, de thématiques qui se croisent, voire même qui co-animent le lieu.

Et alors même que l’interprétation de la notion change selon les structures et les communautés qui la font vivre, l’engouement de l’Etat depuis quelques années pour les tiers-lieux a conduit les acteurs de la médiation numérique à massivement emprunter ce virage. Nombre d’entre eux ont ainsi participé à de nombreux travaux dans le cadre du dispositif movilab.org, une plateforme contributive qui ambitionne d’être un commun numérique pour la documentation des tiers-lieux dont les tiers-lieux numériques. Ce travail de recherche permanent s’est organisé de la manière la plus ouverte possible : tout doit être partagé et partageable, tout dispositif numérique ou projet créé doit aboutir au partage de son code source, etc.

Cependant, je n’avais pas forcément vu venir le phénomène de marchandisation qui allait accompagner l’essor des tiers-lieux. Des promoteurs privés se sont par exemple inspirés de nos travaux pour intégrer concrètement la notion à leurs organisations : sont ainsi nés un certain nombre d’espaces avec des “poufs de couleurs” et des tableaux multimédias, mais ça ne suffit pas à en faire des tiers-lieux. Ce phénomène de récupération et de non maîtrise des principes fondamentaux des tiers-lieux s’est aussi vérifié chez certains acteurs publics: un jour un élu m’a dit “nous avons un lieu vide et nous souhaitons en faire un tiers-lieu”. Toute la difficulté dans ce type d’échange consiste à inverser l’ordre des choses en posant une autre question : “Existe-t-il des communautés de projets sur le territoire qui manquent d’un lieu ? ”.

Un jour un élu m’a dit “nous avons un lieu vide et nous souhaitons en faire un tiers-lieu”. Toute la difficulté dans ce type d’échange consiste à inverser l’ordre des choses en posant une autre question : “Existe-t-il des communautés de projets sur le territoire qui manquent d’un lieu ? ”.

Comment l’Etat a-t-il accompagné ces mouvements ?

L’Etat a été l’initiateur des premières actions de médiation numérique. En 1997, le Premier ministre Lionel Jospin a lancé le PAGSI (Plan d’Accès Gouvernemental pour la Société de l’Information) qui comprenait un volet d’Accès Public à Internet. En 2001, Alain Giffard, alors président de la Mission interministérielle pour l’accès public à la micro-informatique, à l’internet et au multimédia (MAPI), souhaitait coordonner l’action du gouvernement pour que chaque Français puisse avoir accès à Internet avec un accompagnement humain dans un lieu public. C’est de cette volonté politique et des travaux de la MAPI que sont nés les Espaces Publics Numériques (EPN) et les premières déclinaisons opérationnelles par les ministères (ECM, Points Cyb, P@T) et par la Caisse des Dépôts et Consignations (label Cyber-base). Les collectivités ont elles aussi décliné la charte EPN de leur côté (Cybercentres de Strasbourg, PAPI à Brest, ERIC en Paca, EPI dans la Drôme...) et ont souvent pris le relais du désengagement progressif de l’État au tournant des années 2010 dont l’aboutissement a été la fin des Cyber-bases en 2014.

Mais actuellement, avec l’accélération de la numérisation des processus administratifs, l’Etat a repris la main avec une politique publique d’inclusion numérique très volontariste. En 2018, Mounir Mahjoubi a lancé la première stratégie nationale pour un numérique inclusif (SNNI), qui va évoluer à l’issue des concertations de la thématique inclusion du Conseil National de la Refondation numérique menées depuis quelques mois. Entre-temps, l’Etat s’est mobilisé à travers le financement du dispositif des conseillers numériques France services (CNFS), financé en 2023 à hauteur de 44 millions d’euros. Et dans un mouvement de va et vient, il est possible qu’à l’avenir la stratégie soit celle du désengagement progressif, avant de laisser de nouveau la main aux collectivités territoriales. Cela permet de capitaliser sur la dynamique des acteurs en place mais peut pour autant favoriser des inégalités de traitement de l’inclusion entre des territoires plus ou moins bien lotis.

Comment cette relation pourrait-elle évoluer ?

Il faut savoir gré à l’Etat d’avoir réussi à mettre en place des dispositifs clairs et visibles tels que France services (maisons, bus) ou les conseillers numériques. Cela permet aux services et aux actions d’accompagnement autour du numérique de commencer à être enfin identifiés par la population. C’est justement là le rôle de l’Etat que de les rendre visibles et d’en assurer une certaine égalité de répartition et d’accès sur le territoire, avec un tronc commun de services. La mise en place opérationnelle et le contenu mis en œuvre au sein des structures doivent néanmoins être suffisamment libres. En effet, le travail d’un conseiller numérique par exemple diffère selon la zone géographique où il se trouve : ce ne sont pas les mêmes besoins et cadres d’accompagnement dans la Creuse que dans un quartier prioritaire de la ville! 

Certains services de l’Etat (en central comme en déconcentré) sont ainsi de bons partenaires. Nous devons tout de même faire attention à ne pas trop uniformiser la manière dont on met en place les lieux de médiation numérique car leur diversité est bien souvent une force d’innovation pour répondre aux enjeux d’une société dorénavant passée en régime numérique.

[1] Movilab - Réinventer les médiations numériques : “La médiation numérique peut être définie comme l’accompagnement jusqu’à l’autonomie de tous les publics dans les usages quotidiens des technologies, services et médias numériques.”

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