Encourager l’émancipation. Échange avec Annie Lamballe
Annie Lamballe est co-présidente de la Fédération des centres sociaux de Vendée et de l’espace de vie sociale baptisé Café Germaine. Il s’agit d’un camion numérique qui a développé, entre autres, la démarche de porteurs de parole pour encourager les citoyens à s’exprimer.
Le 18 juillet 2022, dans le cadre d’Itinéraires numériques, le Conseil national du numérique a participé à une session de porteur de paroles proposée par le Café Germaine, sur la place Napoléon de La-Roche-sur-Yon. Tout l’après-midi, plusieurs dizaines de passants se sont prêtés au jeu en répondant à cette affirmation un brin provocatrice : “le numérique, ça sert à rien !”.
Comment avez-vous lancé la démarche des porteurs de parole ?
Le mot aller-vers est devenu à la mode. Mais aller-vers ne signifie pas juste de sortir de ses murs, il s’agit d’aller à la rencontre des gens sur l’espace public dans le respect de leur altérité, de leur personnalité et de leur discrétion.
Lorsque nous avons créé Germaine, nous avions dans un premier temps un axe très numérique, orienté autour d'une logique de convivialité et d’itinérance. Notre animateur était un geek, au sens positif du terme : passionné du numérique, très inventif, débrouillard. Cette tonalité numérique nous a fait reconnaître dans le paysage médiatique. Mais nous nous sommes assez vite rendu compte que ces outils n’avaient du sens que si nous allions autrement à la rencontre des habitants pour mieux percevoir les problématiques locales et les enjeux qui en découlaient.
Nous recevions beaucoup de sollicitations de la part des centres sociaux et de partenaires, CCAS, associations, institutions … mais plutôt dans une logique de prestation. « Quelle activité pouvez-vous nous proposer ? », sans qu’ait été toujours réfléchi en amont la finalité de notre intervention, qui déterminerait notre manière d’aller vers les habitants. Une difficulté donc à sortir d’un cadre institutionnel et formel. Le confinement, qui est arrivé peu de temps après, a accentué cette envie d’un changement de paradigme dans les pratiques des uns et des autres. Le mot aller-vers est devenu à la mode. Mais aller-vers ne signifie pas juste de sortir de ses murs, il s’agit d’aller à la rencontre des gens sur l’espace public dans le respect de leur altérité, de leur personnalité et de leur discrétion.
Nous avons donc développé le porteur de paroles, une technique d’interpellation, qui se veut non-intrusive, respectueuse, empathique, conviviale et aussi surprenante. L’idée, c’est de donner envie aux passants de s’arrêter, en attirant l'œil, le regard, et en commençant à discuter avec ceux qui le veulent bien. Le côté flashy de notre camion [servant de cadre à ces animations], le déguisement en homme-sandwich [durant l’après-midi, un animateur a arpenté la place avec une pancarte où il était écrit “le numérique, ça sert à rien”], la robe rouge [sur d’autres événements, l’un des animateurs porte une robe rouge voyante pour attirer les passants] et la petite germaine [un triporteur permettant, par exemple, de faire le tour de la place pour mobiliser des badauds], le fait qu’on propose du café ou de la citronnade… tout ça interpelle ! Il y a des gens qui viennent spontanément et d’autres plus en retrait, mais qui observent.
Durant cet après-midi, de nombreuses idées se sont exprimées, mais aussi de nombreuses émotions.
Dès lors qu’on s’intéresse aux personnes et qu’on est dans une relation d’empathie et d’écoute active, ça permet de s’exprimer plus facilement. Nous sommes dans une société où l’écoute n’est pas si courante que ça. On est centré sur soi, on a envie de se raconter, mais est-on si attentif à l’autre ? Et puis actuellement, dans les institutions, les vrais lieux d’écoute deviennent de moins en moins courants. De nombreux accueils sont « virtualisés » ou « procédurisés », il faut prendre rendez-vous en ligne, le temps d’échange est parfois compté... De nombreuses personnes expriment leur désarroi et nomment un sentiment de déshumanisation.
Dès lors qu’on ouvre des espaces de rencontre et de parole, on facilite l’expression. Dans ces moments de porteur de paroles, chacun peut exprimer ce qu’il vit. Alors oui, l’émotion est parfois au rendez-vous. Beaucoup de personnes évoquent leur satisfaction d’avoir discuté avec nous. C’est effectivement quelque chose qui revient régulièrement. C’est pour cela que l’on briefe beaucoup nos animateurs sur le fait d’être dans une écoute attentive et bienveillante. Lors de ces temps de rencontre, on découvre aussi les passions, les envies et les potentialités de nos interlocuteurs, ce qui permet de les mettre en relation avec les structures locales, susceptibles de les intéresser.
Comment concevez-vous votre rôle dans l’ouverture d’un débat sur le numérique ?
Pour nous, la médiation se structure autour de l’accueil, de l’écoute, de l’acculturation et ensuite de la pratique et de l’orientation. Dans les centres sociaux, on fait de la détection des besoins afin de permettre l’organisation de réponses collectives, quand elles n’existent pas par ailleurs. 0n met en place des activités : Jouer sur le plaisir et la découverte, pour sensibiliser et démystifier le numérique. Aujourd’hui, le numérique est devenu incontournable. Pour autant, de nombreuses personnes ne savent pas s’en servir ou en ont peur. L’idée est de leur montrer que c’est possible et qu’ils sont en capacité de mettre le numérique en pratique.
Je pense à un exemple dans le Fab’Lab d’un centre social du sud Vendée. Une dame âgée, curieuse de voir une jeune fille utiliser une brodeuse numérique, est venue discuter avec elle. Elles ont échangé sur la couture, les vertus de la broderie traditionnelle ou numérique et se sont promis de s’entraider chacune sur leurs compétences respectives. L’enthousiasme était au rendez-vous de leur rencontre et le numérique a commencé à devenir moins rébarbatif pour la senior. D’autres personnes entrent dans le numérique par les photos, le scrabble, la généalogie… Ce que nous voulons privilégier, c’est une entrée par le ludique ou par la passion !
Nous travaillons également avec les Petits Débrouillards, une association qui a une approche scientifique de la nature : nous allons dehors avec des enfants. A partir d’une fleur trouvée, nous allons ensuite sur Internet pour comprendre ce qu’on a vu, puis on utilise une découpeuse numérique pour faire un sticker représentant cette fleur, qui pourra orner un sac, un carnet… Tout cela participe de la démystification du numérique, tant pour les enfants que les parents. On a généralement si peur de faire des bêtises qu’on n’ose pas faire. Si on apprend à travers quelque chose qui nous passionne, alors on apprend à maîtriser l’outil et à être plus intuitif.
Il y a besoin de ces micro-expériences locales, qui vont faire rivières et percuter les choix politiques
Derrière cela, il y a la question émancipatoire : comment réfléchir avec les publics sur la place du numérique dans leur vie ? Comment multiplier les espaces d’apprentissage ? Comment conscientiser le débat au-delà de la plainte ? Comment être pragmatique, tout en ayant une vraie visée politique de l’émancipation, celle qui va contribuer au changement ? Le changement viendra aussi de toutes ces micro-actions locales, qui à un moment ou l’autre interféreront avec les changements institutionnels. Il y a besoin de ces micro-expériences locales, qui vont faire rivières et percuter les choix politiques. Pour faire naître des projets, plutôt que de penser des modèles par le haut, comme c’est souvent le cas, il conviendrait également d’écouter les diagnostics et avis des acteurs de terrain, d’accompagner leurs volontés d’action et de leur donner les moyens de réaliser celles-ci. C’est dans la conjugaison des logiques descendantes et ascendantes que nous avancerons ensemble, pouvoirs publics et société civile.
Comment diffuser cette méthode ?
Ce qui nous semble important, c’est déjà d’expérimenter dans notre propre réseau des techniques d’animation et de débat, un peu différentes, moins traditionnelles, afin de les modéliser ailleurs, de faire ricochet, que ce soit dans nos centres sociaux et espaces de vie sociale adhérents ou dans les structures de partenaires. Ceux-ci, en effet, viennent nous chercher sur l’originalité de la démarche du Café Germaine. Lorsque par exemple, on travaille avec des CCAS on va associer notre démarche d’aller-vers avec leurs pratiques à eux, comme celles autour de l’accès aux droits. La complémentarité qui s’installe avec leurs propres interventions vient enrichir le partenariat, ouvrir de nouveaux possibles et au final rendre service aux habitants des territoires concernés.
Les enjeux de financement des structures reviennent souvent dans nos échanges…
Effectivement, c’est un vrai problème pour nous, comme pour nombre d’associations d’éducation populaire. Nous sommes reconnus sur notre savoir-faire et notre expertise, mais insuffisamment financés sur ces deux points. En plus des ressources permises par nos prestations, nous avons quelques financements pluriannuels, en particulier par la CAF, l’Etat, la MSA. Mais aujourd’hui pour équilibrer notre budget, il nous faut répondre sans cesse à des appels à projets de l’Etat, des collectivités territoriales, des fondations, soit sur de l’investissement, soit sur un axe précis, si possible innovant, comme si on pouvait toujours faire de l’innovation sans prendre le temps de la pérenniser.
Nous regrettons que la dimension « fonctionnement » devienne de plus en plus secondaire, faisant fi de l’ingénierie qui fait la force de nos associations et au détriment de la vision à long terme qui inscrit la transformation sociale dans le temps. D’ailleurs, le dernier observatoire de l’inclusion numérique réalisé par la Mednum souligne bien ce problème en évoquant « le manque de financement qui constitue un frein au développement, l’insuffisance du soutien public, la complexité et la dispersion des financements publics ».