Les communs pour transformer la mobilité. Échange avec La Fabrique des Mobilités

De quelles manières les communs numériques accompagnent la transformation des mobilités et accélèrent leur transition écologique ? Antoine Dupont, directeur général, et Marguerite Grandjean, directrice d’études de La Fabrique des Mobilités, nous répondent dans cet entretien.

Qu’est-ce que la Fabrique des mobilités et ses missions ?

La Fabrique des Mobilités, une association créée en 2017 et présidée par Philippe Bihouix (directeur général du groupe AREP), est le fruit d’une initiative portée initialement par le service transports et mobilités de l’Ademe. Sa mission principale est de réunir des acteurs en communautés et ainsi faciliter la création de communs pour transformer la mobilité.

Les projets que nous menons partagent tous le même objectif : la transition écologique de la mobilité. Ce principe se décline généralement dans trois grands domaines : la recherche de la sobriété dans la mobilité, le développement de véhicules légers, et le déploiement d’infrastructures numériques pour faciliter l’accès aux mobilités durables et enrichir la politique publique par les données. Ces axes thématiques sont nourris par la mission fondamentale de la Fabrique, qui consiste à initier des projets de communs ou à contribuer à des communs existants. En somme, nous nous voyons comme un opérateur visant la promotion des communs pour transformer la mobilité. Plus qu’une association de plaidoyer, nous nous définissons plutôt comme un espace de dialogue entre les acteurs publics et privés, de tailles et cultures différentes, travaillant ensemble pour accélérer la transition vers des modes de mobilité collectifs.

Nous avons à ce titre publié un guide méthodologique pour approfondir la compréhension des communs numériques et de leurs particularités dans le domaine de la mobilité, le "Socle de compréhension des Communs Numériques de la Mobilité". Cette publication découle de notre travail d’étude visant à enrichir nos initiatives sur le terrain en nous permettant de prendre du recul sur nos projets et questionner les différents aspects de la mobilité. Ainsi, ce guide constitue un socle de compréhension orienté vers l’action, qui nous aide à structurer notre mission d’animation des communs. L’objectif était de revenir aux bases des communs numériques dans la visée d’outiller les porteurs de communs et les structures d’accompagnement. Nous avons ainsi conceptualisé et testé des outils très simples pour aider à suivre les avancées d’un commun : le triangle des 3 piliers (ressource / communauté / gouvernance), la grille d’analyse d’un commun numérique de la mobilité, et la cartographie de la communauté. Ces outils se sont révélés utiles puisque nous avons pu constater qu’ils sont utilisés par des porteurs de communs aujourd’hui. 

Nous travaillons actuellement sur une V2 de ces travaux, qui vise notamment à expliciter dans quels contextes un commun numérique est pertinent pour résoudre un problème de mobilité. En effet, de nos observations, il ressort notamment que le sujet n’est pas encore maîtrisé par les acteurs et qu’il nécessite encore de la sensibilisation. Il arrive souvent que ceux qui font des communs ne savent pas qu’ils en font et ne connaissent même pas la notion. Par exemple, certains porteurs de projets très intéressants comprennent mal les critères de candidature de l’Appel à communs de l’ADEME ou n’en ont même pas connaissance, ce qui les empêche d'accéder à un soutien qui pourrait être majeur pour eux. Et quand ils en ont connaissance, ils ne présentent pas forcément leur projet au mieux pour bénéficier de ce subventionnement. Dans la V2, nous reprenons donc notamment la distinction que nous avions établie entre « communs d’infrastructure », « communs de filière », et « communs de projet », afin d’investiguer quelles en sont les logiques et les cheminements distincts.

Pourquoi et comment les communs numériques se présentent-ils comme une réponse adaptée aux défis du secteur de la mobilité ?

Tout d'abord, les communs liés à la mobilité sont souvent numériques du fait de la numérisation croissante des infrastructures, suscitant ainsi de nombreux défis : enjeux de souveraineté, de résilience et de durabilité, notamment depuis qu’elles ont acquis le statut d'entités critiques, c'est-à-dire essentielles au bon fonctionnement des services indispensables à la société[1]. Dans ce contexte, le modèle des communs est identifié comme stratégique à plusieurs égards, notamment en permettant la mutualisation entre les acteurs.

En effet, le premier bénéfice des communs est sans doute sa capacité intrinsèque à favoriser la mutualisation, ce qui dans le domaine de la mobilité est nécessaire pour répondre aux enjeux de transition écologique. Les communs numériques transforment nos perspectives en offrant des solutions pour une mobilité plus durable et désirable en partant d’une vision partagée entre tous les acteurs impliqués. Le prisme des communs se révèle utile pour aborder des enjeux clés dans la transformation des mobilités, comme :

  • La transition écologique des modes de déplacement : les communs stimulent les dynamiques de coopération pour innover et faire évoluer les pratiques individuelles et collectives. La transition écologique est l’horizon de nos 3 thématiques d’action :sobriété dans la mobilité, infrastructures numériques et véhicules légers. Au vu de l’échelle et de la nature des transformations nécessaires, la transition écologique ne peut advenir que via la coopération entre acteurs hétérogènes. Les communs forment des objets de construction commune (des « objets-liens ») qui rassemblent ces acteurs.
  • La gouvernance des mobilités : la spécificité du secteur de la mobilité est qu'il est décentralisé. Les collectivités territoriales ont la compétence de mobilité sur leur territoire en tant qu'autorités organisatrices, et leurs relations avec d'autres échelons (État, métropoles, régions, petites agglomérations, entités connexes comme les départements...) ou de nouveaux acteurs privés (tels que les opérateurs de micro-mobilité ou la mobilité partagée), sont souvent soumises à des enjeux de pouvoir politique et technique. Les communs numériques peuvent apporter une réponse en offrant des modes de gouvernance alternatifs.
  • Les données dans la mobilité : la collecte de données est cruciale pour une meilleure gestion des déplacements et pour l'aménagement du territoire dans son ensemble. Les communs numériques viennent encadrer et promouvoir le partage de ces données.

Observez-vous un modèle économique spécifique pour assurer la préservation et la pérennité des communs numériques dans le domaine de la mobilité ?

La question du modèle économique des communs numériques est complexe. Bien qu'il existe plusieurs modèles, leur généralisation est difficile car tout dépend du projet et des attentes des parties impliquées. Le modèle économique le plus « classique » est la vente de services (installation, maintenance, développement…) à partir d’un commun existant. Trois autres modèles que nous avons pu observer sont : la prestation B2B (un commun vend une partie de son outil à un autre commun/outil, qui l’intègre avec des fonctionnalités spécifiques), le prélèvement d’une commission ou forfait sur transactions pour certains acteurs, ou un modèle de place de marché (mise en relation de producteurs et consommateurs).

Mais dans la pratique, il semble ardu, et pas forcément désirable, de se reposer uniquement sur le modèle économique du commun et sa croissance organique pour assurer sa pérennité, sans envisager un soutien financier externe (public, citoyen ou mécénat). Sans financement, il est difficile pour un commun d’atteindre une diffusion suffisante lui permettant d'avoir un impact significatif. Ce qui est finalement un problème répandu dans le secteur numérique : même les start-ups ont besoin de soutien extérieur pour se développer.

Dès lors, le défi réside plutôt dans l’identification des mécanismes de financements les plus adéquats. À ce titre, plusieurs modèles sont envisageables. Nous en présenterons deux qui nous semblent pertinents : 

  • Le modèle du 1 % contributif s'inspirant du principe du 1 % pour la culture. Il consisterait à prélever 1 % sur le chiffre d'affaires des entreprises dépassant certains seuils afin de financer des communs (numériques ou non). Cette redistribution pourrait être politiquement justifiée par le fait que ces ressources financées seraient accessibles à tous, représentant un gain potentiel pour l'ensemble des acteurs. L’autre justification serait les gains économiques et sociaux réalisés par la mutualisation de ce type de produits et services (par exemple, un récent rapport de la Commission Européenne évalue l’impact économique sur l'économie européenne de l’utilisation des logiciels libres entre 65 et 95 milliards d'euros, pour un investissement estimé à 1 milliard d’euros).
  • Une autre piste serait celle du financement indirect. Nous pouvons parfaitement imaginer que les aides proposées par la BPI soient conditionnées à ce que les projets financés profitent également à d'autres acteurs. Cela représenterait une manière judicieuse d'optimiser l'investissement des deniers publics.

Pour cela, il est crucial de convaincre les entités publiques d'investir dans les communs numériques en mettant en lumière les retombées positives pour l'atteinte de leurs objectifs. Dans le domaine de la mobilité, cela se révèle particulièrement concret. Prenons l’exemple de Affluence TC, un outil qui utilise l'intelligence artificielle pour visualiser les flux de personnes dans les transports en commun. Initié par le syndicat mixte d’organisation des transports de Grenoble (SMMAG), il vise à rassembler les collectivités territoriales pour les intégrer à la gouvernance du commun et en faire un outil au bénéfice de leurs politiques publiques. Un autre projet intéressant est AequilibraE qui propose un outil de simulation des déplacements et de trafic, libre et open source. Cette initiative est particulièrement intéressante pour les collectivités qui ne disposent pas des ressources financières nécessaires pour acquérir des licences coûtant plusieurs dizaines de milliers d'euros par an.

Ces initiatives montrent en quoi les communs offrent une opportunité de repenser nos mobilités de façon durable, à l’échelle locale, aux bénéfices des collectivités territoriales et des usagers. La question du financement est donc centrale pour permettre ces bénéfices et assurer la pérennité de ces dispositifs.

Nous remarquons une récurrence du terme “fabrique” pour désigner les entités qui soutiennent les communs. Il y a-t-il une explication particulière à cela ?

Il est en effet courant d'utiliser le terme "fabrique" pour encourager la création de communs. On retrouve par exemple la Fabrique des géocommuns de l’IGN, la Fabrique des communs pédagogiques, entre autres. Chaque "fabrique" a son modèle d’organisation et sa façon de travailler, largement déterminés par le secteur dans lequel elles évoluent. La Fabrique des mobilités se distingue comme étant la plus vaste et la plus ancienne.

Le point commun de ces différentes fabriques est sans doute le fait d'être une entité unique qui fédère des acteurs autour de communs thématiques (mobilité, logistique, éducation, etc.) pour orchestrer les soutiens et les financements adaptés à chaque secteur. Certains utilisent aussi la notion d’incubateur pour désigner ce type d’espace de diffusion et d’accompagnement des communs dans un format collaboratif. Toutefois, il est important de ne pas accorder une importance excessive à cette terminologie de « fabrique », d'une part parce qu'elle est utilisée dans d'autres contextes (comme la Fabrique de la cité de Vinci qui est plutôt un think tank), mais aussi parce qu'elle peut sembler contradictoire avec nos valeurs, en créant des silos entre des domaines spécifiques (comme la mobilité, la logistique, etc.). Cela engendre des défis internes, nous aspirons à briser ces cloisonnements, tout en générant des défis externes liés à la dépendance aux financements publics segmentés.

En fin de compte, une “fabrique” a vocation à favoriser l'harmonisation des intervenants impliqués dans un commun en agissant comme un opérateur tiers, élément clé à nos yeux pour la réussite des initiatives de communs.

[1] Directive 2022/2557 sur la résilience des entités critiques

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