Les logiciels libres comme espaces de collaboration. Échange avec Bastien Guerry

La mutualisation doit devenir le pilier du soutien de l’État pour les logiciels libres. Bastien Guerry, responsable de la mission logiciels libres de la Direction interministérielle du numérique, explique comment cultiver la collaboration dans la stratégie de l’État au service des logiciels libres.

Qu’est ce que la mission logiciels libres ?

Au départ, la mission avait une forte valeur symbolique, incarnant l’engagement de l’État en faveur des logiciels libres et de leur diffusion via une structure identifiable par tous

La mission logiciels libres a été créée pour répondre au besoin de coordonner l’action publique en matière de logiciels libres. En France, il existe une pratique des logiciels libres assez solide du côté des administrations et collectivités. Mais elle reste le fait d’initiatives fragmentées, avec des efforts dispersés qui entravent la promotion d'une culture partagée du libre. L’écosystème français du libre a exprimé le besoin d’une animation interministérielle pour piloter une stratégie globale de promotion des logiciels libres au sein de l’État. Les auteurs du rapport Bothorel [1] ont soutenu cette revendication en appelant à la création d’une instance « chargée d’aider l’administration à ouvrir et à réutiliser les codes sources publics, d’identifier les enjeux de mutualisation et de créer des liens avec les communautés open source existantes et d’accompagner les talents français dans ce domaine ». La mission a ainsi vu le jour pour mettre en œuvre le plan d’action logiciels libres et communs numériques lancé [2] en novembre 2021 et accompagner les administrations dans le renforcement de leurs usages et publication de logiciels libres.

Ainsi, au départ, la mission avait une forte valeur symbolique, incarnant l’engagement de l’État en faveur des logiciels libres et de leur diffusion via une structure identifiable par tous. C’est ce qui a rapidement facilité la rencontre et la mobilisation des écosystèmes, tant privés que publics. Par exemple, si un agent souhaite faire du libre dans une administration, la mission vient à son aide. À cet égard, elle tient lieu d’OSPO (sigle anglais pour Open Source Programme Office ; nous n’avons pas de traduction française officielle pour l’instant) pour l’État. C’est une notion issue du monde de l'entreprise aux contours encore flous. Pour nous, cela désigne une entité dans une institution qui définit et met en œuvre une stratégie open source. Concrètement, elle crée et diffuse des ressources pour la mise en œuvre de cette stratégie, ressources qui s'adressent à une communauté et permettent un dialogue avec l'écosystème élargi du logiciel libre. Nous avons tenté l’esquisse d’une définition ici. Ainsi, la mission reflète efficacement la prise de conscience de la nécessité de diriger et d'incarner l'engagement de l'État envers le logiciel libre au travers d'une équipe dédiée. L'OSPO devient un lieu d'échange et de collaboration entre l'administration et les acteurs privés, ce qui est essentiel pour élaborer et promouvoir une politique du logiciel libre. Cela implique aussi d'institutionnaliser des espaces de partage et de collaboration. Nous avons donc créé le Conseil Logiciels Libres, qui réunit périodiquement les acteurs volontaristes, issus du secteur public et de l'écosystème.

La mission évolue progressivement vers une orientation de plus en plus opérationnelle en développant de nouveaux logiciels libres, comme récemment un générateur de sites statiques utilisant le système de design de l'État ; la mission avance aussi sur la mise en réseaux d’agents publics via le Socle interministériel de logiciels libres (SILL) et les initiatives BlueHats. En fin de compte, l'OSPO vise à trouver un équilibre entre la dimension promotionnelle et les aspects opérationnels pour être au plus près des préoccupations de chacun et renforcer la portée de nos actions.

Quelles stratégies l’État doit adopter pour institutionnaliser efficacement les logiciels libres ?

Ce n’est pas en écrivant une ligne de code que nous résolvons les problèmes, mais en mettant en avant les gains sociaux à travailler collectivement autour d’un logiciel

Dans un univers où tout devient logiciel, l’État trouve de multiples avantages à soutenir les logiciels libres. Comme l’article 16 de la loi pour une République numérique le rappelle, les logiciels libres sont utiles pour “préserver la maîtrise, la pérennité et l'indépendance de leurs systèmes d'information”. Au-delà de cela, ils constituent un vecteur d'attractivité intéressant pour l'administration car les personnes qui soutiennent les logiciels libres ont plus tendance à être sensibles à l'intérêt général. Ce qui fait par ailleurs que la relation est réciproquement bénéfique : plus l’administration investit le développement de logiciel libres plus ceux-ci seront emprunts des valeurs d'intérêt général portés par le secteur public.

À mon avis, le défi le plus urgent à relever aujourd'hui réside dans la mutualisation des efforts. Nous avons connu une progression en termes de maturité et de confiance, mais nous manquons d'une méthode claire de mutualisation pour structurer la publication des codes et leur réutilisation au sein des administrations. La diffusion des logiciels libres demeure encore souvent tributaire d'initiatives individuelles fortement influencées par l'engagement personnel des parties prenantes. Comment transformer nos réussites en un modèle durable ? Pour y parvenir, il faut faire de la mutualisation une stratégie à part entière, notamment en pérennisant ce qui la renforce : par exemple les appels à communs de l’Ademe. Le monde de l’open source connaît le succès qu'il a aujourd’hui grâce à des instances comme les fondations Apache, Mozilla, Eclipse ou encore Linux, qui vont s’attacher à trouver des communautés pour chaque projet. Par exemple, quand la fondation Linux souhaite intégrer des logiciels open source dans l’industrie de l'automobile, elle va discuter avec les entreprises de l’automobile pour leur expliquer comment l'investissement sur des structures de mutualisation de logiciels open source va se convertir en gain économique sur leur dépenses informatiques et sur les performances de la voiture. Dans l’administration, nous avons besoin d’un acteur similaire qui se consacrerait à rendre attractif des projets mutualisés pour créer de la contribution. L'ADULLACT (l'association des développeurs et utilisateurs de logiciels libres pour les administrations et les collectivités territoriales) le fait auprès des collectivités territoriales mais nous n’avons pas vraiment d’équivalent au niveau de l'administration centrale.

Enfin, il est essentiel de ne pas se tromper : ce n’est pas le logiciel, même libre, qui peut résoudre tous nos problèmes. C'est par la construction de structures sociales, au sein desquelles la collaboration sur des logiciels libres est un enjeu parmi d’autres, que nous devons investir pour assurer la pérennité de nos efforts. Ce n’est pas en écrivant une ligne de code que nous résolvons les problèmes, mais en mettant en avant les gains sociaux à travailler collectivement autour d’un logiciel. L’État doit absolument éviter de tomber dans le piège de la pensée solutionniste selon laquelle l'utilisation de logiciels libres constitue une solution suffisante. Le logiciel libre seul ne suffit pas à insuffler un nouvel élan démocratique.

Quels défis l’État doit-il encore surmonter pour faciliter la diffusion et la compréhension des logiciels libres ?

Il faut absolument diffuser une culture du numérique et de l’informatique

J'aimerais qu'on examine de près les dépenses informatiques de l’État en répertoriant les montants des contrats passés avec des logiciels propriétaires, les augmentations de ces dépenses, ainsi que les investissements dans les logiciels libres. Nous avons soulevé la question des logiciels libres comme une préoccupation et une question politique majeure, mais nous ne l'avons pas encore étudiée de manière objective. Nous n'avons jamais calculé la facture totale, alors que c'est une étape essentielle. Cette évaluation nous permettrait de souligner que si les ressources allouées aux logiciels libres ne sont pas orientées vers la mutualisation, elles équivaudront en fin de compte à des dépenses dans des modèles propriétaires.

Un autre enjeu est de chercher des moyens de rassurer les directeurs des systèmes d'information (DSI) face aux risques qu'ils perçoivent lorsqu'ils optent pour des solutions open source. Les éditeurs de logiciels propriétaires misent sur l’ensemble des garanties qu’ils proposent en cas de problème. Les DSI voient donc encore trop souvent le passage aux logiciels libres comme une démarche risquée, susceptible de les exposer à des difficultés en cas de dysfonctionnements. Pour les convaincre, il est essentiel de stimuler le secteur des entreprises spécialisées dans la maintenance des logiciels open source.

Enfin, il y a un effort d’émancipation à poursuivre vis-à-vis des grandes entreprises. Nous sommes souvent pris au piège du marketing informatique qui renouvelle constamment les termes, souvent pour décrire les mêmes concepts, et qui nous vend une nouvelle révolution technologique tous les six mois pour promouvoir de nouveaux produits ou services. Cela nourrit un complexe d'infériorité de la puissance publique qui entraîne forcément son affaiblissement, alors que beaucoup d’institutions sont à la pointe. Cette prolifération de nouveaux termes entretient l’idée que le secteur public est toujours en retard et aggrave le déséquilibre en termes d'attractivité pour les jeunes diplômés, indépendamment de la question de la rémunération. Pour dépasser cela, il faut absolument diffuser une culture du numérique et de l’informatique. Plus nous enseignons aux élèves les fondamentaux de cette dernière discipline, plus nous construisons leur culture générale sur des bases solides, en nous appuyant sur des concepts qui n'ont pas changé depuis des décennies. C’est grâce à cette culture que nous serons en mesure de résister aux "buzzwords" et de guider le numérique vers des enjeux sociaux essentiels.


[1]  Rapport sur la politique publique de la donnée, des algorithmes et des codes sources, Mission Bothorel, 23 décembre 2020

[2]  Pour aller plus loin : le plan d'action logiciel libres et communs numériques

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