Relativisme ambiant à l'ère de la post-vérité, échange avec Sylvain Cavalier
Nous avons eu le plaisir d’échanger avec Sylvain Cavalier, juriste, qui tient également une chaîne YouTube (« Debunker des étoiles ») et d’autres réseaux sociaux, spécialisés dans le débunkage de fausses informations (théories du complot, fake news…).
Sylvain Cavalier a exposé dans plusieurs interviews (Le Monde et Numerama) son parcours personnel d’entrée et de sortie du complotisme. Sa chaîne YouTube fournit entre autres des catalogues d’arguments pour contrer les discours conspirationnistes, en mobilisant des outils de vulgarisation scientifique et de discours rationnels. Spécialisé sur les questions de débunkage, sur les groupes complotistes comme QAnon, ainsi que sur la question du contrôle et de la modération des contenus, il nous apporte un éclairage précieux sur le phénomène d’amplification des contre-vérités et des outils à notre disposition pour y faire face
Qu’est-ce qui différencie le complotisme des fake news ou de la post-vérité ? Est-ce que leurs ressorts sont différents ? Faut-il faire une différence entre complotisme et conspirationnisme ?
Ce sont des notions voisines, qui vont se recouper mais qui ont toutes leur dynamique particulière.
Une fake news c’est tout simplement une information qui est fausse, non pas par erreur mais par une déformation volontaire de la vérité. On fait souvent la confusion entre mésinformation, désinformation, et théorie du complot. La fake news c’est de la désinformation, alors qu’une théorie du complot va plus loin. La théorie du complot, c’est un assemblage de fausses informations et d’arguments conjecturels, qui vont créer une théorie autour d’un fait particulier, par exemple sur les attentats du 11 septembre 2001. C’est un assemblage de thèses et de déformations scientifiques, inscrit dans quelque chose de plus vaste et de plus structuré.
Dans la post-vérité, chacun choisit la vérité qui lui plaît.
Pour ce qui est de la post-vérité, il s’agit selon moi de quelque chose de plus spécifique. Dans la post-vérité il est question d’alternative facts. Chacun choisit la vérité qui lui plaît. On peut penser par exemple à certains discours de Kellyanne Conway (conseillère de Donald Trump). L’ère de la post-vérité est celle du relativisme ambiant en fonction des croyances et de l’idéologie. On est dans quelque chose de profond en termes psychologiques : on peut vraiment avoir l’impression de vivre dans une réalité parallèle. QAnon en est un exemple frappant. Je trouve que cela devient particulièrement problématique lorsque l’on tombe dans des croyances qui vont nous faire arrêter un traitement pour le cancer par exemple ou envahir le Capitole.
Est-ce que se demander à qui profite la théorie du complot QAnon, c’est une pensée complotiste ?
On est dans un problème logique : à qui profite le crime ? La question du mobile est une question qui en soi pose problème. Il faut garder à l’esprit que celui qui profite d’un crime ou d’un événement peut juste être dans une série d'opportunités, alors que dans la pensée complotiste on va penser que celui qui en profite l’a aussi fomenté. Par exemple, suite aux attentats du 11 septembre, lors du Patriot Act mis en place par Georges W. Bush Jr, plein de gens se sont dit « ça profite aux États-Unis parce qu’ils ont mis en place le Patriot Act, donc ils ont créé le 11 septembre ».
Comprendre les motifs des théoriciens du complot permet de mieux analyser le phénomène.
Il est intéressant de se demander « à qui profite QAnon ? » parce que les théoriciens du complot ont parfois des motifs idéologiques. Comprendre ces motifs permet de mieux analyser le phénomène. La théorie du Pizzagate est sortie cinq ou six jours avant les élections américaines en 2016 sur un blog pro-Trump. Il y a une corrélation, une motivation idéologique. À qui est-ce que cela a profité ? Aux gens qui soutenaient Donald Trump, car cela a fatalement changé quelques votes. En 2017, quand Q a fait ses drops, il a élargi le récit en rendant la théorie du complot intemporelle et adaptable. Quand on voit le scandale de Cambridge Analytica avec le milliardaire Robert Mercer et Breitbart, le média de Steve Banon, on y voit forcément des motifs politiques. Se questionner sur les motivations, c’est très important et ce n’est pas complotiste, c’est adopter une posture critique.
Que pense-t-on de QAnon en France ? Comment le mouvement se structure-t-il sur notre territoire, avec quels arguments ?
C’est une question intéressante politiquement parlant, parce qu’on commence à repérer que les adeptes de cette théorie sont une manne de votes intéressante. QAnon a trouvé un écho énorme dans le monde entier. Après une première vague aux États-Unis, il y a eu une deuxième vague, bien plus importante et structurée en France et dans la francophonie en général. Il faut noter que cette théorie du complot arrive beaucoup par le Québec. Ces thèses ont rapidement été reprises par les relais complotistes « traditionnels », parce que c’est la recette qui marche.
Bien entendu, des hommes politiques français pourraient vouloir récupérer cette manne de votes potentiels. Donald Trump a été très aidé par une base de fanatiques prêts à tout pour porter aux nues leur sauveur. D’après moi, cette base est primordiale, en plus des politiciens qui sont dans la récupération et qui cherchent à se placer en reprenant la rhétorique de QAnon, et l’argumentaire : on peut penser en France à Asselineau ou Philippot.
Le fact checking et le debunking sont parfois perçus comme contre-productifs car le mode de pensée alternatif des complotistes ne fait que les renforcer dans l’idée qu'il faut lutter contre le système principal, qu’en pensez-vous ?
Il y a des vulgarisateurs qui ne sont pas dans le debunking et la contradiction, ils apportent de la connaissance sourcée sur la science ou l’histoire, de la connaissance positive. Cela peut parfois faire réfléchir certaines personnes qui sont enfermées dans des croyances complotistes. Par exemple, StarDust, AstronoGeek, sur l’astronomie, ont beaucoup fait douter des gens qui croient aux OVNI, à l’existence d’extraterrestres sur Terre, au fait qu’on n’ait pas marché sur la Lune, etc. Le fait que des experts apportent des connaissances détaillées sur les expéditions lunaires est entré à un moment donné en contradiction avec leurs croyances. Non pas parce qu’ils ont vu un debunking, mais parce que ça leur a apporté des connaissances qui leur permettent d’être plus critiques.
Le debunking va particulièrement aider les gens dans le doute et va donner des armes au proches de victimes.
Pour moi, le fact checking et le debunking vont particulièrement aider les gens qui sont dans le doute, c’est-à-dire des gens qui ne sont pas intéressés habituellement par les contenus complotistes, mais qui y ont été exposés. Ce sont des personnes dans une démarche honnête et que l’on peut interpeller.
Les mécanismes de certification et le fact checking vont aussi donner des armes, un catalogue d’arguments aux proches de victimes. En général, on se sent totalement désarmés face aux conspirationnistes parce qu’ils ont fait beaucoup plus de recherches (à charge bien sûr) que nous , donc on ne sait pas quoi répondre.
Depuis quelque temps, YouTube ne met plus trop en avant les thématiques conspirationnistes, dont mes vidéos, pour mon plus grand malheur ! Il y a beaucoup plus de contenu complotiste qui circulent que de contenus de debunking, de fact checking, et la vulgarisation scientifique. On constate qu’il y en a moins en nombre mais aussi moins en intensité : par exemple pour les mouvements très virulents, on va avoir plusieurs personnes qui publient simultanément des vidéos proches, voire identiques, alors que les débunkers vont avoir une sorte de pudeur à ne pas plagier, ne pas reproduire le même contenu. Or, je pense que c’est en occupant le terrain que l’on peut exposer un point de vue contradictoire, montrer que d’autres personnes, avec les mêmes faits, sont parvenus à des conclusions différentes.
Je reçois régulièrement des témoignages de gens me remerciant de ce que je fais et me disant que ça les a aidés à sortir du mode de pensée conspirationniste. Mais c’est toujours multifactoriel et long comme processus. Ce n’est certainement pas uniquement en regardant mes vidéos qu’ils ont changé d’avis. Ils ont peut-être regardé d'autres contenus, d’autres vidéastes… et j’ai été l’une des ressources qui les ont fait basculer.
Pensez-vous que l’environnement actuel de défiance est uniquement dû au numérique ou est-ce que c’est un problème politique plus large ? Et comment rétablir la confiance dans les faits à l’ère du numérique ?
Une grande défiance s’est instaurée envers les médias, en général, en partant du principe qu’ils sont détenus par des instances privées (grands groupes, milliardaires) accusées d’avoir de mauvaises intentions parce qu’elles recherchent le profit. Ce qui ressort c’est que les complotistes ont beaucoup plus confiance dans des médias alternatifs, indépendants, tenus par des associations, des journalistes, etc, c’est-à-dire par des gens visualisés comme n’ayant pas d'intérêts potentiellement cachés. C’est très problématique parce qu’un média militant indépendant va avoir ses propres motivations idéologiques sans qu’il n’y ait les mêmes mécanismes de relecture et de vérification de l’information que dans les médias traditionnels.
Du côté des plateformes, les mécanismes de certification de grands médias comme « fiables » peuvent parfois être trompeurs. Le problème c’est que ce mécanisme de certification n’est accordé qu’aux grands médias mainstream, justement, et qu’il n'y a pas ce mécanisme à un niveau plus individuel, ou de média indépendant qui permettrait de mettre plus ou moins en avant un compte en fonction de son passif de fausses informations (qui seraient vérifiables, pas juste affaire d'opinions individuelles).
De fait, je pense que le mécanisme de certification actuel est imparfait et incomplet. Je serais plus enclin à ce qu’on dispose d’un « historique » des personnalités publiques, peu importe leur poste. Par exemple, on s'est aperçu que Donald Trump avait été certifié parce qu’il était président des États-Unis, alors même qu’il véhiculait beaucoup de fausses informations, évalué à presque 70 % par le site de vérification de faits PolitiFact.
Est-ce que faire participer des communautés de modérateurs sur les plateformes de réseaux sociaux pourrait être utile pour éviter le phénomène de chambre d’écho ?
Je pense même que dans un contexte général, cela fonctionne, mais que les phénomènes de meute enrayent ce système. Les utilisateurs se réunissent en communautés de pensée pour faire pression et suspendre des comptes. C'est un problème car les complotistes sont plus militants, et donc plus investis. Prenons un exemple : dans ses débuts, le média collaboratif AgoraVox permettait à presque tout le monde de poster ses articles, avec des mécanismes d’auto-certification. Le format de départ était presque anarchiste, avec des informations très politiques mais plutôt fiables. Et puis à partir de 2010, le militantisme actif sur Internet est devenu très complotiste. AgoraVox, comme d’autres médias collaboratifs, s’est retrouvé phagocyté par le complotisme.
La modération communautaire est enrayée par les phénomènes de meute.
Lorsqu’on parle de phénomène décentralisé, de système de vérification communautaire, j’aime bien mobiliser l’exemple de Wikipédia qui est un miracle pour moi. La démarche de Wikipédia aurait pu tourner extrêmement mal du fait de son modèle participatif, mais il est arrivé à gagner en fiabilité, et cela ne cesse de s’améliorer. Certains articles sont régulièrement vandalisés, notamment sur les sujets sensibles, mais il y a des mécanismes de sauvegarde, de rétablissement des données, de gardes-fous qui font que ce média est devenu de plus en plus fiable. En 2010, on pouvait gentiment se moquer en disant « t’as pris ton info sur Wiki ». Aujourd’hui on trouve un catalogue de sources non négligeable, que j’utilise personnellement beaucoup dans mes recherches. L’article sur le 11 septembre, par exemple, est très complet. Il y aura toujours des tentatives de putsch par les complotistes, mais l’obligation de sourcer limite énormément cela.
En revanche, on ne peut pas obliger cela sur les réseaux sociaux. Je trouverais cela intéressant qu’une personne qui source ses propos ou garde un ton factuel soit valorisée par les algorithmes. Peut-être que cela inciterait les gens à être plus visibles, à partager des infos plus fiables.
Que pensez-vous de la régulation des contenus complotistes sur les réseaux sociaux, et est-ce que la déplateformisation peut être une solution ?
La déplateformisation, c’est pour moi la politique de la facilité. On demande aux réseaux sociaux d’être actifs dans l’immédiat, et ce qui en résulte c’est la censure, le ban, la fermeture de compte d’une personne identifiée comme ayant donné de fausses informations, ce qui peut être une catastrophe. Sur les réseaux sociaux les plus utilisés qui ont des mécanismes de contrôle, on a une forme de contrôle, une veille de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent, qui peut être très précieuse pour cartographier les réseaux. En plus, cela les force à se réfugier vers des plateformes plus libres, comme Telegram ou RuTube, c’est-à-dire des médias où ils ont plus de liberté de parole. C’est nous qui les poussons vers des bulles de filtres où ils sont juste entre eux. Pour moi, c’est la pire des solutions.
La déplateformisation pousse les complotistes vers des bulles de filtres où ils sont juste entre eux.
Je ne suis pas du tout dans une logique verticale, je suis totalement contre la censure, même des idées conspirationnistes que je combats. Pour moi la solution doit se trouver avant tout dans la pédagogie, en amont, en apportant des outils critiques aux gens. Je ne suis pas du tout contre des solutions communautaires décentralisées d’auto-gestion.