Réseaux sociaux : explorer l'opportunité du dégroupage. Un échange avec Maria Luisa Stasi

Maria Luisa Stasi, directrice “Law & Policy des marchés numériques” chez Article 19 une ONG qui défend la liberté d'expression, imagine le futur de la régulation des réseaux sociaux en défendant le dégroupage, c'est-à-dire l’ouverture des marchés pour donner aux utilisateurs un choix viable.

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Comment vous êtes-vous intéressée à la réglementation des réseaux sociaux ?

Je suis avocate en droit de la concurrence de formation et une défenseure passionnée de la liberté d'expression. Pendant des années, j'ai échangé d’une part avec des défenseurs des droits humains des moyens de protéger la liberté d'expression en ligne, et d’autre part avec des experts en concurrence et des régulateurs des moyens de garantir ou de réintroduire la concurrence sur divers marchés numériques.

Je me suis vite rendue compte qu'en ce qui concerne les réseaux sociaux, ces deux communautés observent souvent les mêmes comportements de la part des grandes plateformes. Cependant, elles le font à travers un angle différent et en utilisant des cadres différents pour décrire et traiter les pratiques des plateformes.

Me trouvant au carrefour de ces deux communautés, j'ai commencé à chercher des moyens de combiner la liberté d'expression et le droit de la concurrence dans la régulation des réseaux sociaux. Le dégroupage s'est avéré être l’un de ces moyens les plus intéressants, avec un grand potentiel.

Qu’entendez-vous par dégroupage des réseaux sociaux ?

Le dégroupage donnerait enfin aux utilisateurs la maîtrise de leur expérience en ligne.

Les réseaux sociaux tels qu'Instagram, TikTok et autres offrent de nombreux services à la fois : entre autres, ils stockent le profil des utilisateurs avec toutes les photos, informations et contenus qu'ils peuvent télécharger ; ils organisent le contenu que les utilisateurs voient ou auquel ils ont accès ; ils suppriment ou suspendent les contenus ou comptes illégaux ; ils fournissent des services de messagerie instantanée. Tous ces services sont proposés sous la forme d'un paquet ou d'une "offre groupée".

Cela contribue à l'enfermement des utilisateurs, qui se trouvent dans une situation où ils doivent “tout prendre” ou “tout laisser”. En outre, cette offre groupée a une valeur économique stratégique plus large pour les grandes plateformes. En proposant tous ces services ensemble, elles parviennent à la fois à se protéger de la pression concurrentielle et à priver les utilisateurs d'alternatives. Les grands réseaux sociaux sont également en mesure de conserver en toute sécurité leur position dite de "contrôleur d’accès" (NDLR : introduite dans le règlement sur les marchés numériques (DMA), la notion de contrôleur d’accès désigne les plateformes ayant un fort pouvoir économique, dont le passage est inévitable pour bénéficier des avantages du numérique). Sans concurrence, ces plateformes ne sont pas incitées à améliorer la qualité de leurs services : elles ne sont pas obligées d'arrêter la surveillance des utilisateurs, la collecte excessive de données personnelles, l’utilisation de designs addictifs ou de faire taire certaines voix et d'en amplifier d'autres, sur la base de leurs seuls intérêts économiques.

Il est clair que l'offre groupée a un impact sur les droits fondamentaux des utilisateurs, tels que la vie privée et la liberté d'expression. En l'absence d'alternative, les conditions d’utilisation des grandes plateformes de réseaux sociaux deviennent le standard sur lequel reposent les droits des utilisateurs. Les utilisateurs sont contraints d'accepter ces conditions, même si elles impliquent la collecte de données sans consentement, le retrait excessif de contenus légaux ou la sous-exposition à la diversité.

Cependant, la situation actuelle n'est pas figée. Elle n'est pas non plus irréversible. Dégrouper les réseaux sociaux et exiger des grandes plateformes qu'elles interopèrent avec d'autres fournisseurs permettrait de modifier ce statu quo, d’ouvrir le marché à la concurrence, de permettre à une communauté diversifiée de fournisseurs d'offrir leurs services et de donner aux utilisateurs la possibilité de choisir les services qu'ils apprécient le plus. Le dégroupage donnerait enfin aux utilisateurs la maîtrise de leur expérience en ligne.

Dès lors, si le dégroupage était mis en œuvre, à quoi ressembleraient les réseaux sociaux ? Pour les utilisateurs, le dégroupage des services signifierait que, lorsqu'ils créent ou possèdent un profil sur une grande plateforme (par exemple Instagram), il leur serait demandé s'ils souhaitent qu'Instagram lui-même ou un autre acteur (à choisir librement) fournissent le service de recommandation de contenus. De cette manière, les utilisateurs pourraient choisir des services de recommandation de contenus qui répondent à leurs préoccupations ou à leurs préférences. L'option de conserver l'offre de la même plateforme devrait être présentée comme une option d'adhésion, plutôt que comme une option de refus. Une option d’adhésion est plus favorable à la concurrence, car elle permet de surmonter le penchant des utilisateurs pour le statu quo, et réduit les coûts de changement ainsi que le risque que les plateformes compromettent les effets du dégroupage en rendant le changement difficile pour les utilisateurs et en les incitant à rester dans une situation de blocage.

Les nouvelles réglementations européennes suffisent-elles pour réaliser le dégroupage des réseaux sociaux ? Et si ce n'est pas le cas, serait-il justifié d'en demander davantage ?

Cette solution peut permettre d'atteindre plusieurs objectifs à la fois : accroître la concurrence, diversifier le marché, introduire des incitations à l'innovation et améliorer la qualité des services

Pas vraiment. Le règlement sur les services numériques (RSN - DSA) ne traite pas de l'ouverture du marché. Il impose plutôt des règles de base sur la manière dont les services numériques pertinents doivent être fournis. Le règlement sur les marchés numériques (RMN - DMA) traite de la contestabilité des marchés, mais il a manqué l'occasion d'appeler à la séparation des services offerts par les contrôleurs d’accès. En effet, le nouveau cadre réglementaire impose des obligations d'interopérabilité uniquement pour les services de messagerie instantanée (dans son article 7), alors que la possibilité d'une offre groupée d'hébergement, de modération et de recommandation de contenus reste intacte, et que les contrôleurs d’accès continuent de pouvoir maintenir ces marchés fermés aux concurrents.

Cependant, je vois un potentiel important dans l'article 6(12) du DMA, qui oblige ces contrôleurs d’accès à fournir un accès équitable, raisonnable et non discriminatoire aux acteurs économiques désireux de fournir des services concurrents ou complémentaires. Cette disposition pourrait être utilisée pour imposer le dégroupage des services de réseaux sociaux. Un tel résultat serait certainement conforme aux deux objectifs déclarés du DMA, à savoir réintroduire la contestabilité du marché et l'équité dans les relations au sein du marché. Il soutiendrait également le troisième objectif implicite, qui est de fournir aux individus (utilisateurs finaux, selon les termes du DMA) un véritable choix - une conséquence évidente et inévitable de la combinaison des deux premiers. Cependant, cette voie ne permettra pas d'atteindre le dégroupage des réseaux sociaux aussi immédiatement et directement qu'il aurait pu l'être par l'imposition d'une obligation explicite et adaptée.

Dans ce contexte, un appel à aller au-delà de ce qui est prévu par les textes européens est non seulement justifié pour de nombreuses raisons, mais est également parfaitement proportionné. Premièrement, le dégroupage a déjà été abondamment utilisé dans les infrastructures de communications, et en particulier dans le secteur des télécommunications. Pour ouvrir le marché à de nouveaux acteurs, les autorités de régulation des télécommunications ont exigé de l'acteur dominant qu'il sépare la vente en gros et la vente au détail, et qu'il donne accès à des fournisseurs tiers. L'impact de cette mesure est désormais évident pour tous : les clients ont eu le choix entre l'opérateur historique et d'autres acteurs, les prix ont baissé et la qualité du service s'est améliorée - tout cela grâce à la pression concurrentielle générée sur le marché.

En outre, le dégroupage peut être considéré comme une simple séparation fonctionnelle, ce qui signifie qu'il n'implique aucune obligation de cession ou de démantèlement. En tant que tel, il relèverait des solutions qui répondent aux comportements des contrôleurs d’accès plutôt que de solutions structurelles. Il serait ainsi plus facile de le justifier en termes de proportionnalité, car il porterait moins atteinte à la liberté d’entreprendre. En outre, les grandes plateformes de réseaux sociaux pourront toujours fournir tous les services qui sont actuellement groupés, mais elles seront obligées d'interopérer avec d'autres acteurs et de donner aux utilisateurs la possibilité de choisir d'autres services s'ils le souhaitent.

Cette solution peut permettre d'atteindre plusieurs objectifs à la fois : accroître la concurrence, diversifier le marché, introduire des incitations à l'innovation et améliorer la qualité des services. On peut affirmer que dans un scénario où plusieurs fournisseurs de services de curation de contenu se font concurrence, ils seront incités à offrir des services différenciés, innovants et de meilleure qualité afin d'attirer davantage d'utilisateurs. La "meilleure qualité", dans ce cas, peut signifier à quel point le service est axé sur la protection de la vie privée ou sur le respect de la liberté d'expression des utilisateurs, entre autres.

En outre, les plateformes de réseaux sociaux sont devenues l'un des principaux canaux d'accès à l'information. Ainsi, les algorithmes de recommandation de contenus utilisés par les plateformes ont un impact sur l’information des utilisateurs, réduisant potentiellement l'exposition de ces derniers à la diversité d’information. En effet, ces algorithmes sont optimisés pour fournir un certain nombre de résultats, mais la diversité de l’information n'en fait pas partie, du moins pas si on considère l’intérêt public de ce concept. Le dégroupage créerait les conditions permettant à divers algorithmes de curation de contenu de prospérer sur le marché, qui pourraient bien adopter différents modèles et être optimisés pour différents objectifs. Les utilisateurs auraient la possibilité de choisir le modèle qu'ils préfèrent et d'en changer à tout moment s'ils ne sont pas satisfaits.

Dans l'ensemble, cette solution contribuerait à un environnement médiatique plus sûr et plus résilient. Ce serait également un bien meilleur résultat que des solutions qui obéissent à des logiques paternalistes où un acteur, que ce soit l'État, le régulateur ou le réseau social, peut décider de la diversité d'exposition optimale ou suffisante pour chaque utilisateur.

Quels sont les défis à anticiper pour que le dégroupage des réseaux sociaux produise les effets escomptés ?

Nous avons besoin d'un engagement politique clair pour décentraliser ce pouvoir et créer un environnement médiatique ouvert et plus diversifié, équitable et inclusif, où les utilisateurs (les personnes) sont à nouveau responsabilisés et leurs droits respectés.

Le dégroupage entraîne l'interopérabilité d'un certain nombre d'acteurs, ce qui signifie que les données et le contenu seront traités par un plus grand nombre d'acteurs qu'à l'heure actuelle. Des mesures doivent être prises pour garantir que les changements soient opérés de manière à protéger adéquatement la vie privée et la sécurité de toutes les parties prenantes.

Il est également possible que les nouveaux fournisseurs de services de recommandation de contenus se contentent de reproduire le même modèle économique des grandes plateformes de réseaux sociaux, au lieu de promouvoir des modèles diversifiés, innovants et plus respectueux des droits humains. Trois facteurs pourraient fortement minimiser ce risque. Premièrement, les régulateurs pourraient fixer des règles du jeu claires pour tous les acteurs, ce qui découragerait les modèles extractifs et encouragerait la diversité. Deuxièmement, les gouvernements pourraient faciliter et soutenir les initiatives émanant de la société civile, du monde universitaire ou d'autres acteurs à but non lucratif, ce qui pourrait aboutir à la création de systèmes davantage axés sur l'intérêt public. Troisièmement, les gouvernements et les régulateurs pourraient adopter des politiques qui soutiennent l'adoption de systèmes de recommandation de contenus alternatifs et orientés vers l'intérêt public.   

Les décideurs devraient reconnaître que le pouvoir sur l'information pose d'énormes problèmes à nos démocraties et que les grandes plateformes de réseaux sociaux jouent un rôle important dans l'exacerbation de ces problèmes. Nous avons besoin d'un engagement politique clair pour décentraliser ce pouvoir et créer un environnement médiatique ouvert et plus diversifié, équitable et inclusif, où les utilisateurs (les personnes) sont à nouveau responsabilisés et leurs droits respectés.

Comme mot de la fin, si vous deviez imaginer le réseau social idéal dans 10 ans, à quoi ressemblerait-il ?

Un monde d'options où les utilisateurs peuvent créer leur propre réseau social sur mesure en combinant une variété de services de leur choix.

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