Théories du complot, emprise sectaire et nouveaux gourous, échange avec l'UNADFI

Quel lien entre complotisme et sectarisme ? Quel rôle d’Internet dans l’emprise sectaire et les tendances qui émergent depuis le début de la pandémie ? échange avec Marie Drilhon, vice-présidente de l’Unadfi et présidente de l’Adfi des Yvelines (78), et Pascale Duval, coordinatrice de l’Unadfi.

 

L’Unadfi est une association créée au milieu des années 1970 qui vient en aide aux proches de victimes d’emprise sectaire et qui a récemment étendu son activité aux théories du complot.

Quel lien peut-on faire entre les théories du complot et l’emprise sectaire ?

Pascale Duval (PD) : En fait, nous nous sommes toujours occupés de théories du complot, mais nous les appelions « gourous ». Les mouvements sectaires comportent nécessairement une part de complotisme : pour que l’emprise sectaire se maintienne il faut qu’il y ait une peur d’en sortir et donc désigner un ennemi, un responsable… Ce sont les mêmes processus qui sont à l'œuvre, on y observe une triple rupture qui est le signe de l’emprise sectaire : la destruction de la personne ; la destruction de la famille ; et la destruction de la société1.
Ensuite, il faut souligner que ce n’est pas nous qui apposons le qualificatif de « mouvement » ou d’« emprise sectaire ». Ce n’est pas à nous d’imposer une vérité à cet égard. Par exemple, dans le cas du complotisme, ce sont les victimes qui sont venues spontanément à nous en se décrivant sous emprise sectaire, alors qu’elles étaient victimes de théories du complot.

Les mouvements sectaires comportent nécessairement une part de complotisme.

 

Marie Drilhon (MD) : Ce qui s’est aussi passé ces dernières années, c’est que le complotisme est sorti au grand jour, seul, sans emprise ou appartenance sectaire. Le public a donc pris conscience, in vivo, de ce qu’était le discours qui permettait des formes d’emprise. En étant confronté plus facilement aux thèses complotistes, on se rend compte de la facilité avec laquelle on peut y adhérer et basculer dans une vision alternative de la réalité qui peut nous enfermer, voire nous mettre en danger.
On observe aussi que toutes les théories pour lesquelles nous recevons des signalements s’enracinent dans des doctrines anciennes qui nourrissent les groupes sectaires. Par exemple, les mouvements autour de la santé, notamment dans le contexte de la pandémie de Covid-19, ont des bases doctrinales proches du mouvement New Age.

 

L’une des principales missions de votre association consiste à identifier les mouvements sectaires et alerter. Quel a été l’impact d’Internet à cet égard ?

PD : La question d’Internet - et notamment des réseaux sociaux - nous préoccupe depuis plusieurs années car elle fait partie des outils de structuration des mouvements à dérives sectaires. Internet a considérablement complexifié l’identification des mouvements sectaires. Avant, sur papier, il était plus facile d’identifier, de situer et de repérer un mouvement sectaire. Les groupes étaient assez circonscrits, connus et nous pouvions quasiment obtenir les noms des membres dirigeants en échangeant avec les autorités. Leurs noms étaient relativement stables parce que tout changement était coûteux. Aujourd’hui, la présence sur la toile est tellement importante qu’il nous est impossible de faire un repérage complet.

Internet a permis la prolifération, en plus de la multiplication des identités. Sur Internet, le même groupe peut avoir plusieurs noms, plusieurs sites ou même plusieurs réseaux sociaux avec des noms différents. Par exemple, l’Église universelle de Dieu, qui est très présente au Brésil, a été repérée en France en 2014 et a changé de nom. Nous avons ensuite mis deux ou trois ans à la retrouver. Les groupes ont donc recours à différentes stratégies pour se protéger en ligne : tout le monde a un pseudo, ils font très attention de ne pas faire apparaître sur la toile des éléments compromettants, ils changent fréquemment de nom, etc. Nous observons aussi des stratégies dans le recrutement même : il y a un prosélytisme ciblé vers certains profils particulièrement à l’aise avec le numérique, le développement web etc. J’ai eu au moins trois témoignages de victimes qui m’ont expliqué avoir été « embauchées » (ce sont leurs mots). Je pense notamment à un cas où un jeune en études d’informatique avait été ciblé pour s’occuper de l’informatique du groupe. Ce n’est pas surprenant, les gourous sont plutôt âgés et ont donc besoin de jeunes pour s’occuper du numérique, des réseaux sociaux, des sites, …

Enfin, Internet a donné à ces groupes un formidable outil en leur permettant de propager très rapidement et très facilement leurs messages. Le problème qu’on a aujourd’hui, c’est que plus une information est répétée sur la toile, plus elle paraît vraie. Or, les scientifiques, et nous aussi d’ailleurs avec l’association, ne seront jamais assez nombreux pour que la bonne version des faits soit répétée autant de fois que la fausse.

Internet a permis la prolifération, en plus de la multiplication des identités.

MD : À cela s’ajoute le fait que les mouvements sont de plus en plus éparpillés et constituent moins un mouvement unique qu’auparavant. Un mouvement qui illustre ce phénomène est celui du channeling qui consiste en un ensemble de liens tissés entre des personnes ou des petits groupes en ligne. Ces adeptes vont se réunir sur différents sites et se donner mutuellement la parole. C'est un peu comme les mouvements évangéliques où différents pasteurs sont invités à intervenir. On est face à des plateformes d’intervention similaires qui s’entraident et se font de la publicité mutuellement. C’est une nouveauté avec Internet.

PD : Aujourd’hui nous parlons de nébuleuse, c’est-à-dire d’un amas de micro-groupes aux limites imprécises réunies autour de croyances, de doctrines. Ce sont des gens qui vont faire valoir le même dogme, mais ils sont des centaines. Ils adoptent la même ligne, mais les suiveurs peuvent éventuellement passer d’un groupe à l’autre, et ça, c’est essentiellement dû à Internet, et c’est extrêmement dur à tracer !

Comment Internet a-t-il affecté la nature même des mouvements sectaires ? Est-on passé de la figure du « gourou » à celle de l’« influenceur » ?

PD : En ce qui concerne la nature des mouvements sectaires, on observait auparavant des formes très classiques, comme par exemple la Fraternité blanche universelle : ils détiennent un site classique sur lequel on trouve le fond de la doctrine (même s’ils ne disent pas tout). Ces sites sont relativement faciles à identifier pour l’association. Après, ce qu’on ne maîtrise pas, ou plus, c’est que certains adeptes, voire dirigeants, vont utiliser des réseaux plus contemporains, en occultant leur étiquette d'adepte, et vont y proposer leurs dogmes. Le prosélytisme se fait donc dans un premier temps de façon déguisée, par exemple par des pages Facebook. Ce mode de fonctionnement est particulièrement difficile à appréhender pour l’association puisqu’il peut être très compliqué d’identifier le lien entre le site traditionnel du mouvement et la page Facebook sur laquelle le recrutement a lieu.

MD : Une autre différence entre les mouvements classiques - comme par exemple la Scientologie ou les Témoins de Jéhovah - et les nouveaux mouvements sectaires réside dans la revendication par les membres de leur identité d’adepte. Quelqu'un m’avait demandé si on pouvait être scientologue sans le savoir et la réponse est non, on se revendique comme tel. En revanche dans les nouvelles mouvances comme le New Age, le développement spirituel etc, les membres ne disent pas clairement qui ils sont. Il y a donc deux nébuleuses qui se superposent : une nébuleuse d’adeptes pour chaque mouvement et, pour chaque adepte, une nébuleuse de croyances auxquelles il ou elle adhère. Nous l’observons particulièrement autour du bien-être : on mêle du soin, du channeling, de l’alimentation… La définition du mouvement, mais aussi de l’adepte est donc beaucoup plus floue.

PD : Sur le passage des « gourous » aux « influenceurs », c’est tout à fait ça. Dans le cas des nébuleuses, on est exactement sur cette forme de suiveurs. Et de fait, on peut se demander si certains influenceurs ne sont pas des gourous. Les mouvements sectaires se sont toujours adaptés à la société : un mouvement sectaire répond à un besoin. À une demande légitime, ils apportent des réponses. Si ces réponses doivent être apportées sur Internet, cela se passe de cette façon. Il y a toujours un fond de politique, au sens large, dans un mouvement sectaire. Le mouvement sectaire représente une forme de société dans la société : ils cherchent à imposer leurs propres lois, leurs propres dogmes, leur propre vision du monde.

Quelles sont les tendances que vous observez depuis le début de la crise sanitaire ?

PD : Actuellement, on observe une effervescence liée à la crise, mais le phénomène a toujours existé. On sait qu’à chaque crise qu’un pays traverse, il y a cette effervescence des mouvements sectaires. Ce qui a changé en mars 2020 c’est que cette effervescence a été plus forte parce que la crise est mondiale. Nous n’avons donc pas été surpris par cette résurgence, cependant il est tout à fait normal que le grand public l’ait été : le Covid-19 a généré un questionnement sur les mouvements sectaires sans précédent.
Sur le fond même des récits alternatifs autour du Covid-19, il n’y a pas tant de nouveauté que ça. Nous les connaissons depuis au moins 1994 avec deux ouvrages notamment : La Mafia médicale de Ghislaine Lanctôt et Celui qui vient – Tome 2 – Les Dossiers sur le Gouvernement Mondial d’Anne Givaudan. Les deux portent sur des théories complotistes médicales avec, déjà à l’époque, le mythe des puces dans les vaccins par exemple. Dans le fond, QAnon ou d'autres théories du complot qui mélangent politique et ésotérisme, existent donc depuis longtemps.

À chaque crise qu’un pays traverse, il y a cette effervescence des mouvements sectaires.

MD : Nous remarquons aussi un changement dans le profil des personnes recrutées depuis le début de la crise sanitaire. Avec le confinement, certaines personnes ont perdu leur réseau habituel de lien social, quelle que soit sa taille. Ce vide a été comblé par Internet et ces personnes ont été enfermées dans des groupes en ligne. À cet égard, le fonctionnement des plateformes et de leurs algorithmes de recommandation est particulièrement important : les personnes isolées ont pu aisément trouver d’autres personnes pensant comme elles. C’est un phénomène récent et nouveau qui se traduit par une hausse du nombre de personnes sous emprise.

PD : La crise sanitaire et la prolifération de théories du complot et récits alternatifs autour ont effectivement modifié le profil des adeptes. Auparavant, les études s’accordaient sur le fait qu’environ 75 % des adeptes appartenaient plutôt aux classes sociales supérieures - il faut rappeler qu’appartenir  un groupe sectaire peut être onéreux (participations à des stages, matériel particulier…). Là, avec la crise, les groupes s’invitent encore davantage chez vous. Donc le niveau social a un peu baissé.

 

1 Pour plus d’informations sur les caractéristiques des sectes selon l’UNADFI, vous pouvez consulter cette page.

 

L’Unadfi (Union nationale des Associations de Défense des Familles et de l’Individu victimes de sectes) a pour but de prévenir les agissements des groupes, mouvements et organisations à caractère sectaire. Elle a étendu ses travaux à la radicalisation et aux théories du complot. Elle a pour mission de défendre et d’assister les familles et l’individu victimes de toutes organisations quelles que soient leur appellation, leur forme et leurs modalités d’action, portant atteinte aux Droits de l’Homme et aux libertés fondamentales définis par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
L’UNADFI est une association reconnue d’utilité publique, agréée par les Ministères de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse et des Sports, membre associé de l’Union Nationale des Associations Familiales (UNAF).