Construire notre indépendance

Une prise de vue de Jean Cattan pour ouvrir le débat et une série de contributions sur le thème de la construction ✦ Trois jours avant le début du Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle, nous vous donnons rendez-vous le vendredi 7 février au CESE pour une matinée d’échanges !

Bonjour, nous sommes le vendredi 10 janvier 2025. Construire, tel est le thème que nous voulons explorer pour cette première édition de 2025 et pour le reste de l’année. Chercher ensemble comment construire, concrètement, I'Internet dont nous avons besoin. Revitaliser Internet, le rendre plus divers qu’il n’est. Plus démocratique avant tout. Plus responsable. En accueillant des points de vue alternatifs et différents. En faisant vivre le débat dont nous avons besoin. Bonne lecture, bonne année et meilleurs vœux !

Construire notre indépendance

Jean Cattan

Le débat sur l’autonomie de l’Europe dans l’environnement technologique a de multiples facettes et englobe des discours très variés. Ce débat deviendra nécessairement de plus en plus important. Loin de devoir accueillir des fantasmes de puissance inachevée ou de course au gigantisme, nous avons une autonomie à portée de main. Cette autonomie est celle que nous donnent à voir tant d’entités publiques comme privées, tant de personnes et d’organisations qui travaillent à des solutions logicielles et des services numériques partout en Europe et beaucoup en France. Avec un ADN européen fort fait d’ouverture, de partage et de responsabilité.

Cette autonomie est à construire. Pour cela, il nous faut être aussi réalistes à la fois positivement et négativement sur nos dépendances, nos atouts, ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire. Une première chose à laquelle nous devons faire face est que nous ne pourrons pas être autonomes en pensant la puissance économique à la mesure des Etats-Unis et de la Chine et c’est tant mieux car ce n’est pas notre rôle que de défendre la capitalisation à tout va, l’extractivisme et le miroir aux alouettes d’un investissement annuel à 800 milliards d’euros par an. Une perspective qui n’est rien d’autre qu’un étendard dans la course à l’échec, à l’échec du projet européen avant tout. Car ce projet de superpuissance économique n’est pas le nôtre non plus. Notre projet est celui de la solidarité entre les peuples et celui de la société ouverte. Notre projet est celui de la mise en capacité de la population dans une perspective d’émancipation depuis des structures assujétissantes. Notre projet est celui de la découverte et de l’émerveillement face à des choses qui n’étaient pas possibles hier, qui le deviennent aujourd’hui et qui nous font du bien, à toutes et tous, en tant qu’individu ou en tant que collectif. Ce projet est donc avant tout un projet démocratique et populaire dans le sens où il se fonde à la fois sur le partage de clefs de compréhension dans la population et de son expression dans les choix technologiques. C’est là notre réponse au populisme.

Rendons-nous compte aussi du fait que, structurellement, une Big Tech ne peut être à elle seule un allié en ce que sa taille est le produit de conduites qu’il nous faut nécessairement prohiber : la capture des utilisateurs, la création de liens de dépendance, la marchandisation de ce que nous sommes. Pour certaines d’entre elles au moins, elles sont qui plus est des infrastructures de communication laissées à des personnes qui en ont le contrôle dans leur intérêt propre. Depuis des années, si ce n’est des décennies, des personnes et organisations partout dans le monde rendent compte des méfaits qu’emporte une telle centralisation du pouvoir à des fins politiques, économiques et qui ne sont aucunement vertueuses d’un point de vue sociétal. Si une tentative a pu être formulée avec le DSA, le DMA et consorts, nous voyons bien qu’une autre voie mérite d’être poussée : celle de l’ouverture de ces architectures techniques et sociales que sont ces plateformes. Nul besoin de projet illibéral pour ce faire, c’est au contraire le libéralisme qui nous commande ce choix. C’est le libéralisme tant économique que politique, c’est la liberté d’expression, dans toutes ses conceptions européennes comme américaines, qui commandent que nous sortions d’un monde où ces infrastructures ne sont soumises à aucune règle visant à ouvrir leur fonctionnement au public. Notre message a toujours été de dire que si ces infrastructures touchent à la démocratie alors elles doivent être objets de démocratie. Ce qui se décline en termes de régulation technico-économique à travers notamment des obligations d’ouverture, de partage, d’accès, de transparence, etc. C’est maintenant ou jamais que nous devons déployer cet ensemble de règles ciblées sur quelques entreprises ultrapuissantes au bénéfice du plus grand nombre.

À ce jour pourtant, la Commission européenne n’a pas encore acté du rôle qui devait être le sien et qu’elle a pourtant occupé dans d’autres secteurs économiques auparavant. Nous ne pouvons dès lors que rejoindre les appels faits depuis la France à une reprise en main par la Commission européenne du rapport de force avec les plateformes, et ce, pour porter ce rapport de force à un niveau qui n’a jusque-là pas encore été atteint. Sans quoi il nous faudra agir au niveau des Etats membres. Car, la situation actuelle est bien inadmissible, comme cela a été constaté par une parlementaire européenne récemment, et elle doit être corrigée. Mais la situation est inadmissible avant tout car nous continuons à dérouler le champ des possibles pour toutes formes d’ingérences et de domination économique en nous reposant sur des logiques de conformité. Nous restons sur les talons là où nous devons reprendre le contrôle. Autre chimère ? Régulation impossible ? Ce n’est pas le cas, la Cour de justice et l’expérience nous disent que nous pouvons très bien le faire, mais soit. Tirons-en les conséquences et cartographions nos dépendances pour penser et construire notre indépendance.

Voyons par exemple ce que nous avons dédié à ces réseaux sociaux pour faire vivre nos commerces, nos médias, notre vie démocratique. Impliquons les publics et les utilisateurs dans la conception de solutions qui répondront à leurs besoins et à leurs attentes. Autant d’exigences que nous ne connaissons d’ailleurs pas et qui sont peut-être opposées à celles imposées par les Big Tech. Une nouvelle chimère ? Non. L’environnement logiciel et technologique européen, public comme privé est fort de sa diversité, de son savoir-faire et surtout des principes sur lesquels il repose. Et le public quant à lui est bien mature pour exprimer ses besoins et sa volonté. Regardons ce qui se fait dans l'État, regardons ce qui se fait dans toutes les associations, centres de recherches et entreprises. A quelques-uns, dans chaque entreprise ou administration que nous croisons, nous voyons des personnes admirables dotées d’une partie au moins des solutions. Notre responsabilité collective est d’unir les forces en présence. Ces forces sont nombreuses et il est vrai que notre attachement à la démocratie et à la dispute rend les points d’achoppement faciles. Donc cela reste un défi. Mais disons-nous bien que si nous perdons, ce ne sera pas du fait de la force de nos opposants. Ce sera du fait de notre incapacité à nous unir et surtout à nous faire confiance. Quoi qu’il en soit, et même si c’est pour la perdre c’est bien cette bataille-là, celle de l’union européenne, qu’il nous faut livrer. Nous n’avons rien à perdre à essayer.

Et puis surtout n’oublions pas une chose. Lorsque nous voyons les dirigeants des réseaux sociaux dominants faire la girouette, c’est parce qu’ils suivent le sens du vent politique. Le politique n’est pas mort, bien au contraire. C’est le politique qui est au cœur de la bataille. C’est lui qui héberge les espoirs comme les démons populaires. Sitôt celui-ci redevient favorable aux intérêts premiers des entreprises dominantes du numérique, sitôt leurs intentions originelles ressortent de la boîte, au détriment de tant d’autres entreprises et tant de populations. C’est pourquoi nous ne devons pas oublier que la réponse est avant tout en nous. Nous avons tous les moyens nécessaires pour mettre ces puissances économiques et technologiques planétaires sous une pression colossale. Cette force s’appelle la démocratie, le vote, la résistance populaire.

🗞️ Les actualités du Conseil

IA : la voie citoyenne. On vous donne rendez-vous au CESE pour une matinée d’échanges ! Trois jours avant le début du Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle, le Conseil économique social et environnemental et le Conseil national du numérique s'associent pour organiser une matinée d'échanges dédiée à la place de la participation citoyenne dans le développement de l'intelligence artificielle. Rendez-vous le vendredi 7 février à partir de 8h30 au Conseil économique, social et environnemental 9 place d'Iéna, 75016 Paris. Cet événement, ouvert à toutes et tous, sera l'occasion de mobiliser de nombreux acteurs institutionnels, académiques et citoyens en vue du partage de témoignages, réactions et voies d'actions au sujet de l'intelligence artificielle. Les détails pratiques et le programme de la matinée seront communiqués ultérieurement. Pour vous inscrire, c’est par ici !

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Bonne nouvelle : l'appel « Faire Ensemble » est prolongé jusqu'au 13 janvier inclus ! L’objectif est de concevoir,réaliser et mettre à disposition un objet emblématique de Café IA, en s’appuyant sur les principes de la contribution ouverte et de la fabrication distribuée. Un appel lancé par le Conseil national du numérique en coopération avec le groupe de travail Fabrication Distribuée co-porté par le RFFLabs (Réseau français des FabLabs, Espaces et Communauté du Faire), l’Association nationale des tiers-lieux (ANTL) et le Groupement d’intérêt public France Tiers-Lieux dans son programme Manufacture de proximité. Makers, fablabs, candidatez vite via ce lien.

Café IA à Tech&Fest. Rendez-vous les 5 et 6 février 2025 à Grenoble pour Tech&Fest. Pendant deux jours, le Conseil animera un espace dédié pour débattre, expérimenter, dialoguer et créer ensemble les conditions d’une appropriation collective de l’IA. Vous êtes un acteur local et souhaitez contribuer ou y présenter vos initiatives ? Écrivez-nous à bonjour@cafeia.fr.

🔎 La veille du Conseil

Pour une politique numérique non alignée. Dans une tribune pour Le Monde, les chercheurs Cédric Durand et Cecilia Rikap plaident pour sortir de la dépendance européenne aux Big Tech. Ils invitent à mettre un terme à la colonisation numérique américaine et à assumer un protectionnisme technologique pour développer les ressources technologiques européennes. Pour les deux auteurs, il ne s’agit pas de créer des Big Tech européennes, mais de créer un écosystème numérique souverain, robuste et performant. Pour cela, « nous devrions concevoir une souveraineté numérique qui ne repose pas sur un illusoire nationalisme technologique, mais sur un empilement numérique public non aligné, résultant de l’effort conjoint de nations décidées à interrompre le processus de colonisation numérique dont elles sont victimes ». Les chercheurs proposent de soutenir une infrastructure matérielle de solutions numériques fournies par des consortiums publics ; des plateformes universelles (comme des moteurs de recherche et des modèles d’IA) régies sur le principe des communs avec une participation des Etats et de la société civile ; une place de marché publique pour que les entreprises européennes puissent proposer leurs services. Plus qu’une souveraineté, « la France et l’Europe peuvent trouver des alliés pour créer un empilement numérique au service des modes de développement que les peuples choisissent ».

La neutralité du net menacée (condamnée?). Une cour d’appel américaine a jugé infondée une décision prise par l’agence américaine des télécoms, qui garantissait que les fournisseurs d’accès n’ont pas le droit de moduler la vitesse de débit en fonction des contenus. À lire dans Le Monde. Cet épisode est une énième étape d’un serpent de mer de plus de 20 ans et qui n’en finit plus aux Etats-Unis. A la différence de l’Europe qui dispose d’assises légales suffisamment stables pour établir les bases légales à même de protéger la neutralité du net. Un important rappel à l’heure où l’on doit penser l’action sur les réseaux sociaux les plus problématiques.

Le logiciel ouvert est stratégique. Le Monde consacre un dossier nourri aux Communs numériques et au logiciel open source. « Le passage à l’open source est stratégique » explique Emma Ghariani, responsable de la division Open source et communs numériques de la Dinum. En témoigne l’évolution particulièrement fructueuse de la suite numérique de l’Etat portée par la Dinum. « Les choses avancent, des univers très différents me sollicitent pour que je leur en parle, témoigne Valérie Peugeot. Des batailles ont été gagnées. Par exemple, les logiciels open source sont présents partout, y compris dans les services de l’Etat. Des nouvelles solidarités se mettent en place. »

De la manipulation des demandes de suppression de contenus. En exploitant les portes ouvertes par le système de signalement d’atteinte au droit d’auteur de Google, des officines spécialisées travaillent à invisibiliser des enquêtes journalistiques, menaçant ainsi la liberté d’informer. À lire dans La revue des médias.

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🏃 En bref... Le reste de l’actualité du Conseil !

« Le robot est un très bon outil de médiation thérapeutique, mais il faut veiller à ne surtout pas l’humaniser, ni le créditer de plus de compétences qu’il n’en a ». Serge Tisseron a été interrogé par Sciences et Avenir dans un article sur l’utilisation de « robots sociaux » à destination des patients d’un hôpital parisien. ✦ « Tout cela est particulièrement difficile à mettre en œuvre et ne sera réellement possible qu'en ayant une large culture collective de l'IA, au sein des agents de la fonction publique comme des Citoyens ». Dans sa tribune pour Les Échos, Gilles Babinet revient sur la phase d’expansion d’internet depuis les années 2000 qui n’a pas su remplir la promesse d'une société de la connaissance et rappelle que l'utilisation harmonieuse du potentiel de l'IA est le défi majeur de nos démocraties. ✦ « La première chose que l’on exige des plateformes, c’est une obligation de mettre en oeuvre tous les moyens nécessaires pour ne pas véhiculer de risques systémiques ». Jeudi matin, Jean Cattan rappelait sur BFM Business (à partir de 3 minutes 27) les options qui s’offrent à la Commission européenne pour réguler l’espace numérique. Toujours sur le plateau de BFM Business à 18h30 pour la Grande interview d’Hedwige Chevrillon, il revenait sur les dangers et enjeux des déclarations de Mark Zuckerberg sur l’assouplissement des standards de modération sur les différents réseaux sociaux de Méta. Il en parlait également dans Le Téléphone sonne sur France Inter « L’Europe a d’énormes atouts pour offrir au monde un refuge en matière de réseaux sociaux ». Plus tard dans la journée, nous étions avec Au Poste et le collectif HelloQuitteX ainsi que de nombreux autres acteurs pour penser collectivement les alternatives à X / Twitter qui s’offrent à nous. ✦ « La culture numérique : un socle de connaissances qui permet d'avoir un minimum de recul sur nos usages ». L’échange entre Daniel Glazman et Joséphine Corcoral, en marge de l’édition nationale de NEC est à visionner ici.

Hommage à Nicolas Nova : un passeur d’idées et d’inspirations.

Un mot pour saluer la mémoire du socio-anthropologue Nicolas Nova qui vient de nous quitter brutalement. La diversité et la richesse de la vingtaine d’ouvrages qu’il a écrit sur le numérique ont été et resteront une source d’inspiration et de réflexion à nulle autre pareille. Des médias géolocalisés (Fyp, 2009) à Persistance du merveilleux (Premier Parallèle, 2024), son dernier essai, Nicolas a nourri, en formidable passeur qu’il était, toute une génération de chercheurs et bricoleurs. Il nous lègue un héritage critique et méthodologique précieux. Faisons-le fructifier !

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Comme d’habitude, n’hésitez pas à nous faire vos retours. Vous avez des questions, des remarques ou des suggestions ou vous souhaitez que nous abordions un sujet en particulier ? Nous sommes à votre écoute ! N’hésitez pas à répondre à ce mail ou à nous écrire à info@cnnumerique.fr

Cette lettre d’information a été préparée par Jean Cattan, illustrée par Magali Jacquemet et réalisée avec le soutien de Gabriel Ertlé et Hubert Guillaud.