La photographie, gage de vérité ?

La photographie, gage de vérité ? ✦ Mais aussi : assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle face aux enjeux de l’économie de l’attention - les enfants de la Silicon Valley finalement exposés aux écrans - Mes élèves utilisent Chat GPT, que faire ?

Bonjour, nous sommes le vendredi 29 mars 2024 et voici votre moment pour prendre le temps d’interroger notre relation au numérique. Cette semaine, un focus sur notre rapport aux images à travers le regard d’Anne Alombert, philosophe et membre du Conseil, une réflexion sur la façon dont les photographies reflètent notre niveau de confiance au sein d’une société, et la publication d’une note visant à construire une recommandation libre, citoyenne et participative. Bonne lecture et n'hésitez pas à répondre à ce mail si vous souhaitez échanger ou le partager !

💡 La question de la semaine : La photographie, gage de vérité ?

De la photo analogique aux outils de génération d’images par intelligence artificielle, nos manières de voir et de croire en une image sont sans cesse bouleversées, interrogeant notre rapport à l’information, à la vérité, au mensonge et aux autres.


👀 Le regard de Anne Alombert, philosophe et membre du Conseil national du numérique

Quoi de plus réel qu’une photographie analogique ? En tant qu’elle capte la lumière émise par les objets et fixée sur le papier photogénique, la photographie témoigne du fait que l’objet a existé dans le passé, il s’est tenu devant l’objectif. Pourtant, c’est précisément parce qu’elle nous donne cette impression de réalité que la photo peut aussi nous tromper !

Dans le cas des images numérisées, la manipulation devient intrinsèque à la production de l’image puisque la lumière n’est plus simplement enregistrée sur la pellicule, mais convertie en pixels eux-mêmes réduits en informations binaires (des zéros et des uns) sur lesquels peuvent être effectués des calculs. Selon Bernard Stiegler, « la photo numérique suspend [ainsi] une certaine croyance spontanée que la photo analogique portait en elle ». Qu’en est-il à l’heure de la génération d’images par les intelligences artificielles ?

L’évolution de nos manières de produire les images influence nos manières de croire en ces images.

L’évolution de nos manières de produire les images influence nos manières de croire en ces images : à chaque technologie de production d’images correspond un régime de croyance différent. Le développement de la génération automatique d’images ne manque donc pas de bouleverser nos manières de voir et nos manières de croire : s’il est peut-être encore trop tôt pour comprendre le sens de ce bouleversement, nul doute qu’il ne s’agit pas seulement d’une révolution technique, mais bien d’une révolution esthétique et épistémique.

🗞️ Des ressources pour nous interroger

L’intelligence artificielle et les fonctionnalités de génération et de retouche d’image ne cessent d’interroger notre rapport à la vérité mais également de révéler la confiance, ou le peu de confiance, que nous plaçons en nous-mêmes, dans nos institutions, nos dispositifs de curation, nos interlocuteurs, nos médias. La semaine passée, plusieurs déclarations, articles ou évènements nous ont amenés à nous replonger sur le rapport à l’image à l’heure du numérique et de l’intelligence artificielle.

L’entrée d’Annie Leibovitz à l’Académie des Arts fut l’occasion pour elle de donner un entretien à l’AFP et de livrer une vision sur son rapport à la technologie, résolument tournée vers la pratique et la découverte. Au-delà, la photographe rappelle combien selon elle la photographie n’est pas une expression de pure réalité : « la photographie elle-même n’est pas vraiment réelle... J’aime utiliser PhotoShop. J’utilise tous les outils disponibles. » Mais son point de vue est avant tout celui d’une portraitiste et diffère nécessairement de celui d’une photojournaliste : « Je suis une portraitiste, j’aime le conceptuel, Photoshop, tous les outils disponibles ». Et de préciser qu’à l’inverse « dans le journalisme, il y a un code. On ne peut jouer avec ce qu’on voit. Même s’ils ont quand même un point de vue, quand ils décident d’où ils vont prendre la photo, dans quel cadre » (dépêche AFP).

Des propos qui font écho au débat qui avait pu avoir lieu l’an passé lors de la photo de la Concorde vide saisie par le photographe Denis Allard lors de la cérémonie du 8 mai 2023. Libération titrait alors : « Macron sur écran géant et place déserte : « Libé » a-t-il diffusé une photo « trompeuse » de la cérémonie du 8 mai ? » Le photographe avait pu livrer sa vision sur son métier de photographe : « "En photo, on essaye de montrer les choses avec ce qu’on a sous le coude", résum[ait]-il, insistant sur l’absence d’intention de "tromper". "On propose des solutions graphiques qui sont ensuite utilisées en adéquation avec le récit du journaliste ou de l’éditorialiste." » Une image n’est donc pas qu’une image, elle est le support d’un récit.

Toujours dans l’actualité et en réponse à la « polémique » au goût désormais bien amer autour d’une photographie de la famille royale britannique, l’ancien photographe de la Maison-Blanche, Pete Souza, publiait une autre photographie de la même famille, retravaillée par Photoshop et selon lui non altérée pour autant. L’occasion pour celui qui a suivi Barack Obama pendant une décennie de rappeler les règles qui président en la matière : « les pratiques journalistiques permettent de retoucher une photographie d’actualité en ajustant la balance des couleurs, la densité (éclaircir ou assombrir le fichier brut), les ombres et les hautes lumières. Ce qui n’est pas acceptable, c’est de supprimer, d’ajouter ou de modifier des éléments de la photographie. Cela reviendrait à modifier le contenu. » Ce rappel lui semble nécessaire « dans le climat politique actuel où un certain candidat à la présidence et ses partisans enragés qualifient de "fake news" les informations qu’ils n’apprécient pas. »

Cette semaine encore et non sans lien, Steven Levy revenait pour Wired sur l’histoire de la réception de Photoshop dans le monde des médias ainsi que sur les fonctionnalités d’identification et de modifications à l’heure de l’IA générative. Il conclut en citant Kevin Kelly, un des fondateurs du même magazine : « "Pendant toute l’existence humaine, on ne pouvait pas savoir si quelque chose était vrai ou non", explique-t-il. "Puis nous avons eu ce bref moment où la photographie est devenue une preuve pour prouver quelque chose. Aujourd’hui, nous en sommes revenus exactement à la même chose, à savoir que le seul moyen de vérifier la vérité est de faire confiance à la source". À une époque où la confiance est au plus bas et où n’importe quelle image aléatoire peut être diffusée dans le monde entier en un instant, ce n’est pas très rassurant. »

Ainsi, plus encore qu’une forme de vérité, une image ne révèle-t-elle pas avant tout la confiance que nous nous accordons au sein d’une société ? Si une image n’a jamais pu emporter une expression de vérité à elle seule, c’est parce que l’établissement d’une vérité est nécessairement un exercice collectif. Et c’est finalement le même exercice collectif qui préside à la constitution des sociétés. Comme l’énonçait Bernard Stiegler, cité par les auteurs de l’ouvrage du Conseil Récits et contre-récits. Itinéraires des fausses informations, « toute société suppose un crédit que s’accorde le groupe social, partagé par ceux qui forment ce groupe, et qui leur fournit le gage de confiance mutuelle primordiale sans lequel aucun échange ne pourrait s’instaurer durablement, ni entre ses membres, ni entre ses générations. »

✋ Annonce - Assurer nos libertés à l’ère de l’intelligence artificielle

Face aux enjeux de l’économie de l’attention numérique, agissons à la source. Là où certaines propositions viennent abdiquer face aux logiques algorithmiques privées, Anne Alombert appelle dans une note à construire une recommandation libre, citoyenne et participative. Régulation, dégroupage des réseaux sociaux, agenda européen… Une note à lire ici.

Anne Alombert : 

Il serait temps d’appliquer aux réseaux sociaux les principes d’ouverture nous permettant de toucher du doigt le réel apport des médias numériques : dépasser l’alternative entre privé et public par des pratiques citoyennes et contributives.

🔎 La veille du Conseil

Les enfants de la Silicon Valley sont eux aussi exposés aux écrans. La Waldorf School of the Peninsula située au cœur de la Silicon Valley est réputée pour ses interdictions d’écrans et à donné lieu à de nombreux mythes que Le Monde débunke, montrant ainsi que la plupart des enfants et familles concernées par ce qui s’avère en réalité être une “légende urbaine” sont soumis aux mêmes dilemmes que le plus grande nombre.

Les associations de consommateurs à l’assaut de la Commission pour un “Digital Fairness Act”. Dans un rapport à destination de la Commission européenne, le Bureau Européen des Unions de Consommateurs (BEUC), dont on félicite le nouveau directeur Augustin Reyna, fait nombre de propositions ambitieuses allant de la restructuration des systèmes de recommandation à la définition d’une “pratique numérique déloyale”. À suivre !

📅 À vos agendas

Les réseaux sociaux au service de l’éducation à la vie sexuelle ? Nous vous donnons rendez-vous le 4 avril à 8h30 pour un 3e échange collectif avec notamment Camille Aumont Carnel, entrepreneure et créatrice de contenus sur la sexualité, Philippe Martin, docteur en santé publique, ingénieur de recherche et Leïla Roebben, chargée de communication en santé sexuelle chez Santé publique France. Inscriptions.


Comment accompagner les jeunes et leurs parents autour de la question des écrans ? Mercredi 3 et jeudi 4 avril de 10h30 à 12h30, Jean-Baptiste Manenti et Gabriel Ertlé interviennent dans le cadre de l’événement Miroir-Miroir à l’édulab Pasteur à Rennes, dédié à l’identification d’actions concrètes pour un usage serein des écrans. Au menu ? Un débat sur l’économie de l’attention et un atelier sur les usages des IA génératives dans les milieux scolaires, en partenariat avec Réseau Canopé. Inscrivez-vous ici, il reste des places !

🏃 En bref... Le reste de l’actualité du Conseil en 1 minute chrono !

Un monde contributif est possible ! Samedi dernier, Margot Godefroi et Jean Cattan participaient à une journée de contribution à la page “commun numérique" de Wikipédia”. Retour d’expérience en attendant la mise en ligne. ✦ Quels impacts sociaux du numérique sur la jeunesse ? Serge Tisseron participe le 2 avril à 20 heures à une table ronde organisée par le Laboratoire de la République. Inscriptions. ✦ IA, environnement, « plusieurs futurs sont possibles. » Gilles Babinet présentait son nouvel ouvrage sur le plateau de France 24, à visionner ici. Gilles Babinet s’est également confié au micro d’Acteurs Publics. ✦ « Au-delà des enjeux de modération, revoyons l'architecture des réseaux sociaux pour construire un cadre propice à l’épanouissement de chacun. » Retrouvez l'intervention de Jean Cattan dans le podcast Politiques numériques de Delphine Sabattier ✦ Brisons les codes ! Marie Bernhard a pu assister au lancement du dernier numéro de Chut ! sur la place des femmes dans la tech. À se procurer ici.

Merci pour votre lecture et à la semaine prochaine !

👋 Avant de partir

Vous avez apprécié la lettre d’information de cette semaine ? Partagez-la à vos amis ou vos collègues. Et s'ils veulent s’abonner, c'est par ici !

Comme d’habitude, n’hésitez pas à nous faire vos retours. Et comme vous l’aurez probablement remarqué, nous faisons évoluer petit à petit le format de notre lettre d’information. Vous avez des questions, des remarques ou des suggestions ou vous souhaitez que nous abordions un sujet en particulier ? Nous sommes à votre écoute ! n’hésitez pas à répondre à ce mail ou à nous écrire à info@cnnumerique.fr.

Cette lettre d’information a été préparée par Jean Cattan et Gabriel Ertlé, illustrée et améliorée par Magali Jacquemet et réalisée avec le soutien de Margot Godefroi et Zora Decoust.