NEC 2023 - Que nous apprennent vraiment les youtubeurs ?

Lors de Numérique en Commun[s] 2023 et devant une salle comble, Dominique Pasquier et Quentin Gilliotte ont partagé les premiers résultats d’un projet de recherche sur la production et la consommation de tutoriels et de vidéos de vulgarisation culturelle ou scientifique.

Dans le cadre de notre partenariat avec l’édition nationale de Numérique en Commun[s], l’événement qui réunit les acteurs du numérique d’intérêt général, Dominique Pasquier, sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS, membre du CERLIS et membre du Conseil national du numérique 2021-2023 et Quentin Gilliotte, sociologue et professeur junior à l’Université Paris-Panthéon Assas, ont animé une masterclass intitulée Apprendre par la bande : que nous apprennent (vraiment) les youtubeurs ?

NEC 2023 - photo de la masterclass de Dominique Pasquier et Quentin Gilliotte prise du fond de la salle où l'on voit le public au premier plan et les deux intervenants et leur présentation en arrière-plan

À cette occasion, ils ont présenté les premiers résultats d’un projet de recherche qui réunit une vingtaine de chercheurs de différentes disciplines. Il vise à étudier la production, les formats et la consommation des « vidéos amateurs » sur internet proposant des contenus d'apprentissage.

Les premiers résultats de ce projet de recherche en cours de publication concernent autant les vidéos de “tutos” que les vidéos de médiation scientifique et de vulgarisation (histoire, sciences, culture).

Une pratique sociale massive

Un questionnaire passé auprès d’un échantillon par quotas de 5000 internautes français de plus de 15 ans montre qu’il s’agit d’une pratique sociale massive : 81% des enquêtés déclarent consommer des tutoriels ou des vidéos de vulgarisation. On est donc dans un processus de forte croissance des usages : au début des années 2010, l’institut Pew estimait que 56% des internautes américains de plus de 18 ans consultaient des tutoriels et 50% des vidéos de vulgarisation scientifique ou culturelle (Pew 2013). On retrouve notamment parmi les domaines de vidéos étudiés la cuisine, le bricolage, les questions de société, tout autant que le jardinage, le soin du corps, la pratique de la musique, ou encore l’apprentissage d’une langue étrangère, le dessin, l’aide aux devoirs, etc.

Des pratiques et des univers de consommation segmentés

Premier enseignement de l’étude, 19% des répondants déclarent ne pas regarder de vidéos parmi celles proposées. Ces personnes sont pour la majorité des personnes âgées (plus de 65 ans : 33%), des personnes touchant moins de 800 euros par mois (26%) ou encore des personnes ayant un souvenir négatif de l’école (27%).

Parmi les personnes qui regardent ces vidéos d’apprentissage, on retrouve de façon très nette une structuration sociale des pratiques dans le prolongement des différentes enquêtes statistiques à grande échelle portant sur les pratiques culturelles et médiatiques. L’intensité des pratiques est d’abord fortement marquée par l’âge des répondants, les plus jeunes étant plus susceptibles d’être de forts consommateurs de ces vidéos d’apprentissage : à titre d’exemple, les 65 ans et plus déclarent regarder 2,5 domaines différents, quand les 25-34 ans déclarent en regarder dans 3,8 domaines différents. Le genre clive selon des modalités très traditionnelles : surconsommation par les hommes de vidéos associées au bricolage, au jardinage et à la mécanique, et surconsommation par les femmes de vidéos associées aux activités domestiques et d’intérieur (décoration, cuisine, travaux d’aiguilles). Enfin, la position sociale influe également : les classes populaires sont bien plus représentées au sein des activités manuelles, tandis que les classes supérieures (en termes de professions et catégories socioprofessionnelles et de diplômes) s’orientent plus spécifiquement vers les contenus les plus proches des univers scolaires (culture, sciences, aide aux devoirs, apprentissage d’une langue, etc.).

Au-delà de cette inégale distribution des domaines consommés par les répondants, l’enquête donne à voir d’autres formes de différenciation autour des modalités de consommation de ces vidéos, qu’il s’agisse des façons d’explorer, de sélectionner, de choisir les moments et les contextes de consommation ou de partager ces consommations avec d’autres personnes. Ainsi, les domaines proches des activités manuelles (et en moyenne plus en lien avec les pratiques des milieux populaires) sont bien plus souvent organisées autour d’enseignements ponctuels (peu de fidélité à la chaîne, vidéos cherchées par le moteur de recherche) ce qui dénote un rapport utilitaire aux contenus regardés. A l’inverse, les domaines plus proches d’une certaine forme de culture scolaire (langues, aide aux devoirs, apprentissage de la musique), surreprésentés au sein des catégories supérieures, se fonde sur une logique plus cumulative (avec des contenus qui peuvent se consommer dans un ordre précis), ce qui se traduit quantitativement par une plus forte fidélité aux chaînes de ces domaines et rapproche leur visionnage d’une consommation culturelle à part entière qui va s’inscrire dans le quotidien.

Un second continuum va différencier les pratiques d’apprentissage pour soi et pour les autres, soutenu par une différenciation genrée très forte. Ainsi, certains domaines comme les sciences, la gestion financière, l’informatique (où les hommes sont fortement surreprésentés) sont consommés plutôt en solitaire et peu partagés avec l’entourage. A l’inverse, on trouve un ensemble d’activités surreprésentées chez les femmes, à la fois artistiques (peinture et dessin, pratique de la musique) et inhérentes à la sphère domestique (décoration, cuisine…), et qui sont bien plus pratiquées avec d’autres personnes, en particulier des membres de la famille, signe du rôle des femmes dans les processus de socialisation culturelle.

Ces usages segmentés révèlent finalement des rapports socialement différenciés au travail et aux loisirs, à la nécessité et au plaisir, au temps, ou encore à la répartition du travail domestique et à l’entretien des sociabilités au sein des foyers.

Un rapport au savoir transformé, qui ne révolutionne cependant pas le rapport à l’apprentissage

Aux côtés de ces résultats quantitatifs, issus d’une enquête par questionnaire, des entretiens qualitatifs ont été menés afin d’approfondir certaines questions ou encore de resituer les usages dans des parcours de vie.

Dominique Pasquier donne l’exemple de son enquête par entretiens auprès d’individus peu ou pas diplômés qui consomment des vidéos liées aux savoirs, et donc une population atypique puisqu’elle ne correspond pas au profil général des consommateurs de ce type de vidéos. Elle en retire quelques grands constats :

  • La consommation de vidéos fait partie d’une stratégie de contournement de l’obstacle de l’écrit. Les enquêtés ont eu des scolarités courtes et tous les savoirs diffusés par le support écrit leur posent problème.
  • Les vidéos sont perçues comme une alternative aux modalités et temporalités de l’apprentissage scolaire. Elles proposent des formats courts mais qui permettent une attention longue via les touches pause et replay, elles sont disponibles à tout moment, elles offrent différentes approches en termes d’apprentissage. De manière plus globale, il existe une revendication d’individualisation et de personnalisation des manières d’apprendre.
  • La consultation de vidéos semble permettre de retrouver l’estime de soi, souvent dans un esprit de revanche sociale face à une expérience scolaire négative. En revanche, les savoirs acquis sont désordonnés et hétérogènes. On retrouve ici les constats que faisait Tichenor avec la théorie du knowledge gap (1970) : ce sont les individus qui possèdent les bases scolaires les plus solides qui apprennent le plus des informations venues des mass media.

Voir le replay

Un très grand merci à Dominique Pasquier et Quentin Gilliotte pour ces premiers éléments de réponse ainsi qu’à toutes celles et tous ceux qui nous ont rejoint pour cet échange.

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Événement

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