Démocratiser notre rapport à la technologie, un Café IA à la fois

Dans le numéro de mars 2025 des Annales des Mines, Jean Cattan dresse le portrait de Café IA et appelle à faire émerger une relation démocratique à la technologie.

L’intelligence artificielle s’immisce dans tous les recoins de nos vies, souvent sans que nous en soyons pleinement conscients ou outillés pour bien définir nos usages. Entre fascination et inquiétudes, les enjeux liés à son usage nous concernent tous, qu’il s’agisse de comprendre ses applications dans nos métiers, dans l’éducation de nos enfants ou dans les services publics. 

C’est pour répondre à ces défis que le Conseil national du numérique a initié Café IA : pour soutenir et encourager la constitution d’espaces d’échange, d’apprentissage et de dialogue ouverts à tous, où chacun peut s’exprimer, poser des questions, et imaginer ses propres conditions d’usage ou de non-usage de l’IA. À l’image du café, lieu informel et propice au partage de savoirs, ces rencontres visent à démocratiser la compréhension des enjeux technologiques et à renforcer une démocratie technique de proximité.

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« Je pense que le café est la partie la plus importante de la vie humaine » (J. Seinfeld).

Mettons que vous êtes employé d’une structure professionnelle quelconque. Comme il est d’usage, certains services ne vous sont pas accessibles. Mais les outils d’IA génératives le sont eux. Est-ce que cela signifie tacitement que vous pouvez les utiliser pour exercer vos tâches ? Si oui, dans quelles conditions ? Très probablement, votre structure n’a pas répondu à ces questions et ne vous a pas entendu à ce sujet. Le résultat en est que tout aussi probablement, vous faites partie de la majorité des utilisateurs qui n’en parlent pas à leurs supérieurs. Et pourtant, tout le monde, à commencer par vos supérieurs, a un intérêt à engager cette conversation avec vous. 

Imaginons maintenant que vous êtes un parent d’élève de CP et que vous retrouvez un soir un mot dans le carnet de correspondance de votre fille indiquant de flasher un QR code pour accéder à une application d’apprentissage différencié à la lecture assisté par IA. Sans nulle autre explication. Qu’est-ce que cela induit ? Que l’IA va apprendre à lire à votre fille ? Quelle grille d’appréciation de l’enseignant sur la base de quelles données transmises ? Quelle consigne d’usage ? Combien de temps par semaine ? Dans quelles conditions ? Toutes ces réponses ne vous seront probablement pas apportées d’entrée de jeu. Et pourtant vous en aurez besoin pour accompagner votre enfant. 

Supposons enfin que vous êtes agent de la fonction publique. Un nouvel outil vous est indiqué comme devant être utilisé pour effectuer tel ou tel contrôle sur les citoyens. Vous ne comprenez ni les consignes qui l’instruisent, ni les résultats qui en ressortent ? Il est probable que personne n’ait pris la peine de tout vous expliquer. Et pourtant les lois du service public et le sens que vous mettez au travail en dépendent.

Nous pourrions multiplier ces situations à l’infini car elles nous concernent toutes et tous. Et encore nous n’avons pas évoqué la très grande majorité des cas où des personnes essaient un outil pour se rendre compte que, potentiellement, leur métier peut évoluer du tout au tout ou que les tâches qu’ils exécutent jour après jour peuvent être exécutées en un rien de temps. Ces situations bien familières nous montrent plusieurs choses. Tout d’abord que l’IA irrigue nos vies dans de nombreux recoins de nos existences, sans même que nous soyons des usages directs. Et que souvent, nous absorbons la situation comme si nous n’avions pas notre mot à dire ou que, de toute façon, à quoi bon ? Nous n’y comprendrions rien. Charge à nous alors de nous y faire. Pourtant, il n’en va pas nécessairement ainsi.

Pourquoi Café IA ?

Si nous nous retrouvons dans cette situation empreinte de fatalité, c’est avant tout parce que nous n’avons pas le cadre qui nous permet d’ouvrir la boîte des possibles, des questions, des adaptations. Nous n’avons pas d’espace-temps qui nous permette d’avoir des échanges sur le pourquoi du comment de l’IA aujourd’hui. C’est précisément la raison pour laquelle le Conseil national du numérique a promu Café IA : pour offrir à l’entièreté de la population des espaces d’échanges, de compréhension et de mise en action sur l’IA. Pour que chacun se sente en capacité de tracer son chemin.

De 2021 à 2023, le Conseil national du numérique a mené le programme expérimental Itinéraires numériques pour mettre en lumière et en partage tous ces lieux, initiatives, collectifs et personnes qui font vivre le débat sur le numérique partout en France. Depuis la fin des confinements, toutes les semaines, une partie de l’équipe est dans au moins une localité de France pour participer, soutenir ou donner à voir une initiative de mise en partage d’éléments de débat ou de compréhension sur notre relation au numérique. Alors qu’une partie de l’équipe était dans un Fablab, la personne s’occupant du lieu leur a dit ce que nous soupçonnions sans pouvoir le formuler mais que probablement beaucoup savent déjà : « Vous savez ici, la machine la plus importante c’est la machine à café ». 

Le point de rencontre informel incarné par le café est souvent celui qui assure la transmission des savoirs de pair à pair, l’endroit où s’exprime un savoir sur la structure ignoré par ses lieux de décisions. Ce constat rejoint d’ailleurs celui du Baromètre du numérique : c’est entre proches que pour la très grande majorité nous apprenons à nous servir des outils numériques. La plupart d’entre nous n’a pas fait d’école dédiée. Et pourtant nous arrivons à naviguer dans un environnement professionnel numérisé, plus ou moins bien il est vrai. Un des paris de Café IA est de capitaliser sur cette façon que nous avons de partager des savoirs au quotidien de manière informelle pour répondre aux besoins identifiés. 

L’enjeu n’est pas de dire à untel ou une telle qu’il faut adopter l’IA, s’en servir, le faire comme-ci ou comme-ça. Non, c’est aux participants des cafés IA de le dire. Qu’ils décident de s’engager dans des parcours de formation plus approfondis ou non ou qu’ils déterminent leurs conditions d’usage ou de non-usage ne nous regarde que peu. Tout ce que nous croyons est que pour se mobiliser, comprendre, faire des choix, se positionner, dans quelque sens que ce soit, que ce soit en tant que pays ou en tant qu’individu, nous avons besoin d’échanger et de nous parler. Et que, ce faisant, nous pourrons nourrir un tissu de démocratie de proximité et d’apprentissage de pair à pair à l’échelle du pays qui soient assez robuste pour répondre aux risques sociaux qu’induisent potentiellement les technologies numériques.

Faire émerger une relation démocratique à la technologie

Nous pensons au-delà que si nous pouvons faire émerger une voie populaire sur nos choix technologiques, alors nous pourrons renverser la très juste formule d’Irénée Régnauld et Yaël Benayoun « Technologie partout, démocratie nulle part » en « Démocratie partout et, quant à la technologie, c’est comme vous voulez ». Ce qui nous ramène à cette exigence d’avoir des espaces permettant d’assurer la compréhension des enjeux et des techniques mais aussi de nos contraintes et de ce qui nous anime. Des espaces qui soient aussi des espaces d’expression sur lesquels nous pouvons capitaliser pour dessiner une voie populaire du déploiement technologique. C’est peut-être d’ailleurs ce que d’aucuns pourraient appeler le progrès : définir les conditions de notre « à venir », pour reprendre l’expression de Derrida citée par Anne Alombert et Gaël Giraud, plutôt que de subir un futur imposé par quelques-uns. Et ce faisant nous pourrons alors voir émerger une culture commune de notre rapport à la technologie. Mais si nous ne faisons pas ce travail de rassemblement à la plus petite des échelles, à l’échelle où vraiment chacun a sa voix, alors nous manquerons d’avoir mis en place les moyens nécessaires pour dessiner notre avenir.

Car derrière Café IA, il y a bien une vision de la démocratie en tant que « conversation permanente », une démocratie vécue partout, tous les jours, à chaque instant, dans tout le pays et en tout lieu. Derrière Café IA, il y a cette idée que la démocratie demain ne peut fonctionner uniquement sur le fondement des institutions nationales représentatives. Qu’elle doit vivre en entreprise comme dans chacun des espaces de notre vie quotidienne. 

Un Café IA et puis quoi ?

C’est parce que l’ADN de Café IA est de nourrir la démocratie dans ses tissus les plus profonds que lorsque l’on nous pose la question des débouchés de Café IA, très clairement nous répondons qu’ils sont d’abord à la main des personnes qui font le Café IA. C’est à eux de décider de leur usage, non-usage, formation, choix d’outils, conditions d’utilisation, modes d’expression, concertations, etc. Le débouché immédiat d’un Café IA dans une école ne sera vraisemblablement pas le même que celui d’un Café IA en entreprise. 

Au-delà des débouchés immédiats qui s’inscrivent dans le quotidien des personnes, les Cafés IA peuvent être le point de départ de différents exercices à l’échelle locale ou nationale. Suite à son ou ses Cafés IA, une personne peut vouloir partager son expérience, la synthèse ou certains aspects des échanges. Il pourra alors le faire dans un premier temps au travers d’un formulaire de remontées mis en ligne par le Conseil, venir partager son expérience lors d’un café en ligne qui se tient tous les jeudis de 13 h 30 à 15 h, ou encore lors d’un évènement de rassemblement organisé à l’échelle locale ou nationale. Trois formes de partage donc, par écrit, en ligne ou lors d’un évènement physique. L’enjeu est à chaque fois d’ouvrir toutes les portes possibles. Le fruit de ces remontées et moments d’échanges et de rencontres viendra alors alimenter la mécanique de Café IA mais surtout elles permettront de réunir et de transmettre aux dirigeants, publics comme privés, les perspectives de la population sur les développements et déploiements de l’IA.

Et concrètement, ça ressemble à quoi un café IA ?

Le caractère protéiforme des Cafés IA vaut aussi pour son déroulé. De très nombreux formats existent allant de la simple discussion aux jeux de cartes, en passant par les ateliers d’écritures ou des séances de prise en main. Quel que soit le format choisi, le choix du format et le déroulé d’un Café IA doivent être adaptés à son public et à ses besoins.

C’est tout l’enjeu du travail d’animation. Si bien que la qualité première d’un animateur va avant tout être sa capacité à identifier les besoins de son public autant qu’à faire circuler la parole, à écouter, à relancer, à poser des questions et à mener la discussion vers un atterrissage, bien plus que de dicter un point de sortie et faire valoir sa science ou ses points de vue. Ce que nous avons appelé la recette inratable d’un Café IA tient à ça. 

Selon la recette de base d’un Café IA, dans une première étape, l’animateur réunit par exemple entre 6 à 15 personnes pour 1 h ou 1 h 30 de discussions. Le matériel nécessaire est aussi simple qu’un espace calme, plutôt accueillant si possible, de quoi s’assoir et noter quelques idées sur des bouts de papier ou des post-it. En début de réunion, après avoir accueilli tout le monde, l’animateur fait part aux convives de ce pourquoi ils sont réunis et des principes de la discussion. Il invite chacun à poser quelques idées, craintes, espoirs, usages, questions qu’il a en tête. Il est tout à fait possible de naviguer entre les trois registres de l’émotion, de la raison ou de la pratique. L’animateur regroupe alors les différentes idées posées sur des papiers ou post-it en nuages afin d’identifier un ou plusieurs thèmes prédominants sur lesquels l’échange portera en priorité. À lui de s’assurer alors que tout le monde a bien eu l’opportunité, le temps, l’espace de parler et d’être entendu. Mais aussi que les relances sont faites au bon moment, avec un degré d’ouverture ou de fermeture adapté au temps imparti ou à l’orientation des discussions. Les principes d’un Café IA – le désintéressement, la bienveillance, l’intégrité de l’information, etc. – sont toujours des guides utiles. 

À l’approche de la fin de l’échange, il importe d’identifier les points d’atterrissage et d’ouverture qui s’ouvrent à eux. Assurer un échange avec telle personne responsable, suivre un processus d’apprentissage, essayer des outils, lancer un processus de concertation afin de décider d’un moratoire ou des conditions d’usage, etc. Encore une fois, cela vous appartient. Mais il est important que toutes ces perspectives soient verbalisées.

Un mail récapitulatif avec des liens vers des ressources disponibles sur cafeia.org sera optimal. Sachant que l’essentiel vient de se passer : des personnes se sont retrouvées pour échanger sur leurs usages, leurs espérances, leurs craintes, leurs questions pratiques. Ce qui est déjà un gain considérable en soi.

Enfin, sachez que pour vous accompagner dans votre démarche, le Conseil national du numérique rassemble les éléments de formation et de connaissances existants ou à venir, publie des modules pédagogiques élaborés, tient un recueil de recettes et formats d’animation, mobilise, sert de point de relai et vise à promouvoir à toujours plus large échelle une démarche de pollinisation des savoirs et des savoir-faire. Pour participer ou vous renseigner mais surtout pour animer et organiser, n’hésitez pas, une adresse pour cela : cafeia.org.

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