Numérique et développement : quelle mise en œuvre ? - Résumé de l'intervention de Yann Bonnet
Table ronde : Numérique et développement : quelle mise en œuvre ? Résumé Intervention de Yann Bonnet (Secrétaire général du CNNum)
Les trois grands défis de la transformation numérique auxquels doivent faire face les pays qui bordent la Méditerranée
- Appréhender les transformations numériques de l’économie
L’économie numérique est en train de bouleverser l’ensemble des secteurs de notre économie et même - voire surtout - les entreprises qui se sentent les plus protégées, telles que les PME qui tardent à mettre en place leur transformation. Le numérique bouleverse radicalement les modalités traditionnelles du développement des entreprises. De nouveaux paradigmes ont émergé qui définissent en large partie notre économie :
- le premier de ces paradigmes est la rapidité de croissance : les entreprises de l’économie de l’innovation ont bénéficié de l’accélération des progrès technologiques, du déploiement des nouveaux usages et modes de production, de consommation? A titre d’exemple, l’âge moyen des GAFA est de 22 ans quand celui des entreprises du CAC 40 est de 104 ans ;
- Le deuxième paradigme est celui de l’internationalisation : aujourd’hui l’absence de frontières numériques oblige une entreprise à devenir compétitif nativement à l’international : de fait il est important de développer une stratégie de “niche grand public”, où les entreprises doivent être excellente internationalement dès leur création, au risque de se faire dépasser par un concurrent se développant trop rapidement ;
- Enfin, l’innovation multiforme, le paradigme le plus important, qui englobe les deux autres : l’innovation est le moteur de la nouvelle économie et nous devons inclure toutes les formes d’innovation dans nos politiques publiques pour embarquer l’ensemble des acteurs dans cette économie de l’innovation. La seule R&D n’est plus suffisante pour une entreprise qui souhaite se repositionner dans la compétition internationale, créer des emplois, et renouveler ses activités de manière durable.
Il s’agit d’adapter nos économies à ces nouveaux modèles, en insufflant des nouvelles politiques d’innovation et en favorisant l’innovation agile.
- Anticiper les effets d’une automatisation massive du secteur tertiaire
Le secteur tertiaire a constitué la voie de régulation du marché du travail face aux destructions d’emplois liées à l’automatisation qui a frappé largement le secteur secondaire lors de la seconde moitié du 20ème siècle. Aujourd’hui c’est le secteur tertiaire qui risque d’être massivement automatisé. Un certain nombre d’études, notamment celle réalisée par Carl Frey et Michel Osborne de l’Université d’Oxford, ont montré que le risque d’automatisation des emplois était de 47% à horizon 20 ans. Le développement de l’intelligence artificielle et notamment des bots conversationnels semble devoir confirmer ces craintes. Les discussions, qui demeurent aujourd’hui largement l’apanage des experts du sujet, doivent être poursuivies sur la scène politique : la destruction créatrice schumpétérienne fonctionnera-t-elle encore ? Quels emplois résisteront à l’automatisation ? Quels seront les nouveaux secteurs créateurs d’emplois ? Comment redistribuer la valeur autrement que par le salaire ? Comment réinventer la manière de travailler ?
- L’écologie
Ce sujet, souvent oublié ou évoqué de manière incidente, doit être au coeur de notre réflexion sur la transition numérique. L’urgence d’une transition écologique et d’une modification de nos modes de vie n’est plus à prouver : néanmoins il semble trop souvent que le numérique ne fasse qu’empirer à l’extrême la situation, en augmentant considérablement la consommation d’énergie, la production de CO2, l’extraction de minerais rar et la masse de déchets polluants. Il est donc nécessaire pour les acteurs du numérique d’éviter de se penser en marge de ces questionnements : la conjugaison des transitions - numérique et écologique - doit être plus que jamais à l’ordre du jour. Il est nécessaire de dessiner un modèle de transformation numérique qui nous soit propre Gardons-nous de la tentation de nous contenter de copier la Silicon Valley aveuglément :
- Les modèles économiques des grands acteurs favorisent la reconstitution de monopoles, du fait des effets de réseaux qui favorisent les acteurs en place. Les problèmes de distorsion de concurrence commencent à être de plus brûlants, d’un côté de la Méditerranée comme de l’autre. La question fiscale ne peut non plus être oubliée : rappelons que ce sont les pays en développement qui souffrent le plus de l’évasion fiscale ;
- La focalisation sur la recherche de la prochaine “billion-dollars company”, profondément liée à la financiarisation du monde des startups, conduit à un taux de mortalité extrêmement important des entreprises et des phénomènes de bulles de spéculation difficilement soutenables ;
- Le développement de l’économie de plateforme commence à avoir des effets sur le monde du travail : si l’augmentation du travail indépendant semble répondre aux dysfonctionnements de certains modèles actuels, elle est souvent le nom d’une diminution des protections sociales, qui doivent être repensées.
- Enfin certaines idéologies qui sous-tendent l’action des grands acteurs du numérique - tels que le solutionnisme - revient à remettre en cause profondément les modèles de régulation instituées et les politiques publiques, notamment sociales, des pays développés et en voie de développement. Il est d’ailleurs tout à fait évident que c’est pour les pays en voie de développement qu’il est le plus difficile de défendre le fonctionnement d’un modèle de services publics - souvent inefficients - face à la bienveillance de façade et à l’efficacité redoutable des grands acteurs du secteur ;
Il faut donc inventer des modèles économiques, qui permettent de faciliter l’innovation et la création de valeur tout en favorisant la redistribution de cette valeur.
- Un premier requisit est de repenser le mode de diffusion et de distribution des savoirs et des données :
- Des politiques d’ouverture des données publiques doivent être mises en place dans l’ensemble des pays de la Méditerranée. Conserver ces données sous clef par peur qu’elles ne soient captées par les acteurs existants est en vérité contre-productif. Cette ouverture représente au contraire un terreau d’innovation fertile, qui peut permettre de voir émerger un écosystème national nouveau et l’enrichissement partagé de ces données. Or ce sont bien les données qui, selon une formule désormais consacrée, constituent l’or noir de l’économie numérique : en assurer le partage permet d’ouvrir le plus largement possible les capacités d’innovation ;
- C’est également le savoir existant qui doit être ouvert, selon des logiques d’open access : publier en accès libre les articles scientifiques permet de s’abstraire, à la fin d’une durée d’embargo, des contrats d’exclusivité des éditeurs scientifiques. Pour les pays en voie de développement c’est particulièrement crucial que de mettre en place une politique d’open access, qui assure une diffusion des connaissances au profit d’universités qui n’ont pas toujours les moyens de les acheter ;
- La manière de constituer le savoir doit être également repensée, pour sortir d’une logique descendante et entrer dans une logique de pair-à-pair, afin de favoriser l’empouvoirement.
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- Exemple : WeFarm (60K utilisateurs) est un service gratuit en peer-to-peer qui permet à des fermiers de partager des informations via SMS, même sans Internet. Les fermiers peuvent poser des questions et ils reçoivent des réponses crowd-sourcées en quelques minutes.
- Les modes de production eux-mêmes peuvent être modifiés pour favoriser l’émergence de startups de toutes sortes
L’émergence d’acteurs nationaux puissants dans le secteur du numérique est évidemment un objectif. Cela passera par une conception nouvelle de l’innovation - et notamment une réforme du soutien à celle-ci. Mais également par l’émergence de lieux et d’expertises tiers, permettant d’innerver des logiques d’écosystèmes. Mais il s’agit également de soutenir l’ensemble des formes de création de valeur, marchandes et non-marchandes et de modèles économiques. A cet égard, la production partagée, pair-à-pair, organisée autour de ressources communes, semble être une des voies les plus innovantes et les plus riches pour intégrer l’ensemble des compétences au service de la création de valeur pour tous. Que l’on pense simplement à Wikipedia, à Openstreetmap, à Wikihouse, au mouvement des makers et de la production localisée… Favoriser l’émergence de ces communs de production permet de concilier création de valeur et diffusion de celle-ci.
- Exemple : c’est d’ailleurs dans les pays en développement que les initiatives les plus riches sur ces sujets ont lieu : le Woelab au Togo est ainsi le premier espace africain de démocratie technologique qui s’érige aussi bien en centre de ressources numériques qu’en incubateur. Espace d'innovation partagée où s'élaborent au quotidien de nouvelles approches de la collaboration productive vertueuse en contexte africains suivant le cahier des charges : #LowHighTech (notamment par un recyclage des machines désuètes).
Cet exemple du LowHighTech montre également que c’est en réinventant un numérique qui fasse toute sa part à l’exigence écologique que les pays méditerranéens pourront définir une voie qui leur soit singulière et qui soit soutenable. Il faut mettre en place une véritable politique des usages adossée à celle de la connectivité Des investissements importants dans la connectivité ont été réalisés, notamment dans les pays en voie de développement et il est nécessaire de les poursuivre. Selon les chiffres de l’AFD, en support de la consultation qu’elle a lancée en septembre pour établir sa stratégie numérique “Les opérateurs mobiles ont investi 880 Mds de dollars entre 2011 et 2015 et prévoient d’investir 900 Mds de dollars sur la période 2016-2020, dont la moitié environ dans les pays en développement. Ces investissements colossaux ne seront pas suffisants pour connecter les besoins des populations aujourd’hui hors réseaux : l’ITU estime dans un rapport de 2016 que connecter les individus n’utilisant pas aujourd’hui internet (investissements, hors renforcement des réseaux existants) représente un coût total additionnel de 450 Mds de dollars, dont 62 Mds de dollars en Afrique et 290 Mds de dollars en Asie-Pacifique.” Néanmoins les investissements dans la connectivité doivent s’accompagner d’un ensemble de politiques en direction des usages. L’objectif ne peut être seulement d’apporter le réseau au seul bénéfice des contenus des géants du numérique et que parallèlement se creuse la fracture entre les inclus et les exclus du numérique.
- Penser la formation au numérique
Une véritable transformation des établissements de formation, du secondaire mais également du supérieur doit être amorcée. En effet, pour faire face aux défis de la massification des effectifs que rencontrent les pays en développement, et pour s’adapter aux nouveaux besoins créés par l’économie numérique, les pays méditerranéens ne pourront pas faire l’économie de la transformation du système existant. Or, cette transformation est complexe : l’exemple de la France en témoigne. Le Conseil national du numérique a ainsi été saisi par le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche pour aider à la transformation de l’Université. Ses travaux témoignent que la transformation ne se réduit pas à l’équipement : il s’agit de sortir d’une vision purement systèmes d’information du numérique pour faire droit à une transformation globale qui s’articule profondément avec les nouvelles méthodes pédagogiques. Cette transformation est particulièrement nécessaire dans les pays en voie de développement. La transformation des lieux et des pratiques pédagogiques, articulées autour du digital learning, de l’éducation en mode projet et de l’ouverture sur l’ensemble de la société permettra de remettre l’Université au coeur des processus de développement et de répondre à l’explosion du public universitaire.
- Organiser des dispositifs d’inclusion numérique
Au delà de la formation des étudiants, il est crucial de penser l’inclusion de tous, et ainsi de mettre en place de véritables politiques d’inclusion. C’est toute la conception de la fracture numérique qu’il faut repenser : loin de se résumer à la question de la connexion, elle doit se comprendre au prisme de celle des usages, dans un contexte où la quasi-totalité des démarches de participation à la société passe par le numérique - trouver et exercer un emploi, participer à la vie démocratique, s’informer, avoir accès à ses droits… Trop souvent l’irruption du numérique, particulièrement via la dématérialisation des services publics, ajoute l’exclusion à l’exclusion pour les publics les plus fragiles. Le pari de l’efficience, qui guide souvent les démarches de dématérialisation des services publics, est une chimère si une politique d’accompagnement digne de ce nom n’est pas mise en place. De combien d’exemples avons-nous été témoins, en France, où la dématérialisation d’un service public a conduit à un afflux sans précédent dans les centres de médiation numérique, structures associatives structurellement sous-financées !
- Exemple : la dématérialisation des démarches pour les titres de séjour
“Des centaines de personnes continuent de faire la queue de nuit devant les préfectures dans l'espoir d'arriver à obtenir un ticket à l'ouverture. Si ces files sont moins nombreuses, passant de 21 sites en 2012 à 14 sites en 2014, elles n'ont pas disparu pour autant. Depuis la mise en place de numerus clausus, déterminant le nombre de personnes admises par jour, les tickets sont devenus «un Graal» pour les demandeurs et les nombreuses heures d'attente s'accumulent.” L’organisation d’une structure véritable de médiation, au service de l’inclusion de tous, doit donc être mise en place de manière systématique : et ne nous fions pas au mythe du digital native, pour penser qu’il s’agit d’un problème générationnel.