Crise Covid : cas d’école de l’État-plateforme, échange avec Laura Létourneau

Nous avons échangé avec Laura Létourneau, responsable du numérique en santé au sein du ministère des Solidarités et de la Santé. Elle nous a notamment livré sa vision de l’État-plateforme et de comment celle-ci se traduisait concrètement dans la feuille de route du numérique en santé.

Vous êtes aujourd’hui déléguée ministérielle du numérique en santé. En quoi la notion d’État-plateforme a inspiré votre action ?

Avec Dominique Pon, mon binôme à la tête de la délégation ministérielle du numérique en santé, nous nous sommes retrouvés sur deux éléments essentiels. Premièrement, sur les valeurs : nous partageons tous les deux la conviction qu’il faut développer une troisième voie entre un numérique très capitalistique à l’américaine et un numérique de contrôle à la chinoise pour schématiser. Pour nous, le numérique en santé doit être français et européen, c’est-à-dire humaniste et citoyen. Cela se traduit par des actions très concrètes sur la mesure de l’impact écologique par exemple, l’application du règlement général sur la protection des données (RGPD) ou encore l’adoption de chartes de déontologie en matière de numérique par les professionnels de santé.

Le deuxième élément est notre vision. J’ai apporté l’idée d’un « État méta-plateforme ». En partant de l’exemple de la plateforme Uber, on se rend compte que le service peut exister parce que Google fournit la géolocalisation en temps réel avec Maps, que les données sont hébergées dans le cloud d’Amazon Web Services. En bref, que ces services numériques peuvent exister grâce à des infrastructures qu’on appelle des « méta-plateformes ». Il faut donc que nous, la puissance publique, développions ces services numériques socles dans la santé.

De l’autre côté, Dominique Pon proposait de s’inspirer du mode de gouvernance d’une ville, à partir du constat selon lequel le numérique en santé n’était absolument pas structuré par rapport à d’autres secteurs. Dans une ville, les pouvoirs publics ont essentiellement deux missions : ils énoncent les règles (Code de la route, Code de l’urbanisme) et ils gèrent les infrastructures de base (égouts, ponts, routes…). « Urbaniser les systèmes d’information en santé » signifie faire exactement la même chose : mettre en place les infrastructures et des règles partagées mais laisser la construction des maisons individuelles au secteur privé ou aux acteurs de terrain. Si on poursuit la comparaison, les pouvoirs publics ne sont pas là pour construire les maisons des particuliers mais uniquement pour s’assurer que celles-ci sont bien raccordées au réseau d’égouts, d’électricité etc, et qu’elles respectent bien les règles du Code de l’urbanisme.

Nous avons décliné cela avec trois piliers de règles à respecter dans le numérique en santé : un pilier éthique, un pilier sécurité, et un pilier interopérabilité. D’autre part, nous nous chargeons de réaliser les infrastructures numériques de base qui permettent les échanges et le partage de l’information, qu’on appelle des « communs numériques » : cela concerne par exemple le tristement fameux Dossier médical partagé, le DMP, que nous sommes en train de faire sortir de terre. Notre objectif est que l’intégralité des services numériques en santé, qu’ils soient à destination des professionnels ou des citoyens, respectent nos règles d’éthique, de sécurité et d’interopérabilité et qu’ils se raccordent à nos communs numériques. C’est cela qui doit permettre d’avoir un écosystème ouvert au bénéfice des citoyens et des professionnels.

Notre objectif est que l’intégralité des services numériques en santé [...] respectent nos règles d’éthique, de sécurité et d’interopérabilité et qu’ils se raccordent à nos communs numériques.

Comment percevez-vous les initiatives citoyennes portées en matière de e-santé notamment lors de la crise sanitaire ?

Nous avons invité tous les porteurs des initiatives citoyennes en santé à présenter leurs actions lors du dernier Conseil du numérique en santé en juin 2021. Il y avait par exemple Paul Duan, de l’ONG Bayes impact avec qui nous avons mis en place un fort partenariat entre leur projet Briser la chaîne et l’Assurance maladie, pour identifier au mieux les cas contacts, ou encore Vite Ma Dose, qui a travaillé de très près avec sante.fr pour fluidifier l’accès aux créneaux de vaccination.

Qu’est-ce que l’État a apporté à toutes ces initiatives ? Il s’agit de l’incarnation même de l’État-plateforme avec la mise à disposition des communs numériques qui servent de socle. Typiquement, Covid Liste s’est appuyé sur Pro Santé Connect, ce qui leur a permis d’éviter de faire eux-mêmes l'enrôlement de tous les professionnels de santé et de vérifier qu’ils avaient bien une carte de professionnel ou le droit de vacciner. Des services comme Covid Liste ou Vite Ma Dose n’auraient jamais pu émerger sans les données mises à disposition par l’État en open data, que ce soient les données sur la liste des centres de vaccination, sur la prise de rendez-vous en ligne ou encore sur les statistiques de vaccination, pour identifier les centres à démarcher en priorité.

Pourtant, la médiatisation de CovidTracker et de Guillaume Rozier sont parfois allés de pair avec une critique de l’inefficacité du service public, face à des initiatives considérées comme plus performantes…
Les données de CovidTracker sont issues du SIDEP, le système d’information sur le dépistage, et de Vaccin Covid, son équivalent pour la campagne de vaccination, soient deux projets portés par les pouvoirs publics. On a réussi à connecter tous les laboratoires, tous les centres de vaccination et d’autres acteurs pour faire remonter ces données le plus efficacement possible. Que celles-ci soient ensuite traitées et présentées par un acteur tiers ou que l’on considère qu’il les présente mieux que Santé Publique France ou le tableau de bord du gouvernement n’est au bout du compte pas très important, parce que cela a permis de créer de la confiance. C’est d’ailleurs une situation un peu paradoxale, puisque c’est l’Etat qui met à disposition les données et qui réalise les services socles. Néanmoins, dès lors que cela contribue à diffuser l’information et à lutter contre les fake news, tout le monde est gagnant.

L’apport de l’administration pour soutenir et développer ces initiatives a en fait été plus massif que ce que l’on croit, par exemple avec la réalisation d’audits par l’ANSSI ou d’autres sur les aspects techniques de protection des données personnelles ou de cybersécurité. Le soutien de l’Etat a été essentiel pour aider ces initiatives à communiquer, à se déployer et à passer à l’échelle. Une fois que nous nous sommes assurés que les aspects techniques étaient fiables, nous pouvons diffuser la solution auprès des ARS ou d’autres acteurs. Par exemple, dans le cas de Briser la chaîne. Dès qu’un cas de Covid était remonté via le SIDEP, l’Assurance maladie envoyait un SMS incitant à recenser les contacts en utilisant ce service. Ces initiatives citoyennes sont en réalité la réalisation d’un beau partenariat entre la puissance publique qui a fait en sorte de permettre leur émergence et leur déploiement à grande échelle, dans un cadre fiable d’interopérabilité, de sécurité et d’éthique, et des initiatives privées ou citoyennes qui ont créé l’innovation au plus près du terrain.

Ces initiatives donnent à voir la richesse des partenariats possibles entre la puissance publique [...] et des initiatives privées ou citoyennes qui ont créé l’innovation au plus près du terrain.

Plus de 10 ans après le lancement du dossier médical partagé (DMP), où en est-on ? Comment sortir d’une mise en œuvre jusqu’ici laborieuse ?

Il est vrai que la mise en place du DMP a rencontré de nombreux problèmes stratégiques, même s’il est désormais beaucoup plus connu et que des millions de comptes ont été créés. Le souci aujourd’hui c’est que ces derniers restent vides : ils contiennent les remboursements et quelques autres données, mais il n’y a pas encore d’alimentation automatique avec vos antécédents, compte-rendu d’hospitalisation, radios, etc. On s’est donc demandé comment remédier à cette situation. Pour schématiser, on a plusieurs options pour faire en sorte d’alimenter le DMP. Jusqu’à présent, la stratégie a été de tout miser sur les professionnels de santé, quand bien même ce ne sont pas nécessairement les acteurs qui ont le plus intérêt à le faire. Force est de constater que depuis 10 ans cette option ne porte pas ses fruits, donc on active les autres voies d’alimentation.

La première option est alors de miser sur l’alimentation par le citoyen, qui a un intérêt direct à prendre deux heures pour mettre les informations de son carnet de santé papier dans le DMP : une meilleure prise en charge médicale, en cas d’hospitalisation en urgence par exemple. C’est pourquoi nous avons mis en place, notamment avec Cédric O, plusieurs dispositifs pour lutter contre la fracture numérique, avec des ambassadeurs “Mon espace santé” et les médiateurs numériques, qui accompagnent les plus précaires et les plus éloignés du numérique. Le second levier est d’intégrer le DMP à la plateforme de l’espace numérique de santé. Les applications référencées dans Mon espace santé pourront aussi alimenter le DMP automatiquement si le patient le souhaite. Enfin, il faut bien sûr continuer à convaincre les professionnels de santé de l’intérêt d’alimenter le DMP. Pour cela, nous allons nous inspirer justement de ce que nous avons mis en place pour déployer le SIDEP avec succès.

L’enjeu est d’abord mettre à niveau tous les acteurs. Nous visons à faire en sorte que toutes les données de santé circulent avec le patient, qu’il puisse enfin y accéder comme le prévoit d’ailleurs le RGPD et qu’elles puissent circuler entre tous les professionnels de santé légitimes à en connaître. Tous les services socles prévus dans la feuille de route numérique en santé sont nécessaires dans cet objectif. Autant vous dire que ce sont les douze travaux d’Hercule ! Mais l’engagement de tous l’écosystème est inédit, et les crédits débloqués par la puissance publique, colossaux (2 milliards d’euros).

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