Voix citoyennes
La semaine dernière, la Ministre Clara Chappaz était mobilisée sur deux Cafés IA. ✦ La Boîte noire de l’IA sort de l’ombre ! ✦ Regouverner la monétisation ? ✦ De l’impact de l’IA sur la santé et la sécurité au travail.
Bonjour, nous sommes le mercredi 7 mai 2025. Quelques jours après le 1er mai et la fête des travailleurs, nous avons choisi de vous donner à lire l’une des interventions de la matinée que le Conseil a organisé au et avec le CESE en février 2025, en préambule du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle : celle de David Gaborieau, sociologue, chercheur au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), qui enquête depuis de nombreuses années sur les ouvriers de la logistique qui sont eux aussi confrontés au développement des technologies. Bonne lecture !
Voix citoyennes
Cette semaine, nous publions les actes de la matinée que le Conseil a organisé au et avec le CESE en février 2025, en préambule du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle. Des actes dans lesquels nous avons voulu retracer les propos qui y ont été tenus, en mettant chaque intervention sur un pied d’égalité, pour redonner à leur diversité la place qui est la leur. Jean Cattan, secrétaire général du Conseil, le disait en conclusion : « Quand on met tout le monde dans une assemblée, on se rend compte qu’on ne s’enfonce pas dans une impasse, au contraire. Une assemblée est un vivier d’énergie et de force indépassable. L’action citoyenne a un pouvoir politique. Ce n’est pas la technologie qui est politique, ce sont nos décisions et nos actions ».
En vous invitant à ouvrir et lire ces actes, nous vous invitons à entendre des propos et des paroles qu’on n’entend pas toujours. Ceux d’une société en acte, qui fait et interroge nos rapports au numérique, aux algorithmes et à l’IA. Une société qui se pose des questions, qui propose des voies d’actions, qui s’écoute, qui se répond, qui s’inquiète ou s’enthousiasme. Des propos qui nous obligent. Qui nous invitent à nous saisir des enjeux qu’ils pointent et à faire advenir la société qui va avec les déploiements technologiques qui nous impactent.
Lire le rapport IA : la voie citoyenne.
Pour cette lettre, nous avons choisi de vous donner à lire l’une des interventions de cette matinée, pour vous donner envie d’aller lire les autres. C’est le témoignage de David Gaborieau, sociologue, chercheur au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis), qui enquête depuis de nombreuses années sur les ouvriers de la logistique qui sont eux aussi confrontés au développement des technologies.
“Le secteur de la logistique est un secteur très large qui compte plus d’un million d’ouvriers en France”, rappelle le sociologue en prévenant que nous n’aurons pas le temps d’aborder toutes les problématiques qu’ils affrontent. Les ouvriers de la logistique, ce sont ceux qui préparent les colis que l’on reçoit chez nous ou qui sont acheminés vers les supermarchés. “Quand j’ai commencé mes recherches autour de 2010, on voyait se déployer dans nombre de ces entrepôts la commande vocale ou voice picking qui s’est depuis beaucoup généralisée. Les ouvriers du secteur travaillent donc avec un casque sur les oreilles et un micro devant la bouche. Ils sont connectés à un logiciel qui leur dit tout ce qu’ils doivent faire par le biais d’une voix de synthèse. Une voix numérique qui leur dit où se rendre, le nombre de colis qu’ils doivent prélever pour la commande…”
L’usage de la commande vocale a produit une très nette perte d’autonomie dans ces métiers. “Les ouvriers sont obligés de suivre un script, strict, dont ils ne peuvent déroger”. La commande vocale a également produit une intensification du travail dans les entrepôts, de l’ordre de 10 à 15% d’accélération des cadences selon l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles), ce qui signifie aussi une augmentation du port de charge en volume. Elle a produit aussi une très forte individualisation du travail : les ouvriers sont seuls avec le casque sur les oreilles. Ainsi qu’une très forte hausse du contrôle, puisque le management sait à tout moment où se trouvent et ce que font les individus. C’est une forme de taylorisme remis au goût du jour. Les ouvriers de la logistique ressemblent beaucoup aux ouvriers spécialisés de l’automobile des années 70, sauf qu’ils ne sont plus assignés à un poste fixe. C’est un travail très contraint, très répétitif, très physique”.
“Depuis l’introduction de cet outil, on constate une explosion - et le terme n’est pas exagéré - des accidents du travail et des maladies professionnelles dans ce secteur, notamment des troubles musculosquelettiques, tant et si bien que la logistique est classée en tête des secteurs pour les accidents du travail et les maladies professionnelles, avec le BTP. On y constate vraiment une usure accélérée des corps. Et ce, alors que c’est un secteur en pleine croissance”.
“D’une manière assez surprenante, ces effets n’ont pas été anticipés, au contraire. L’instauration de ce type d’outils est venue avec la promesse d’un travail qui allait être plus qualifié, libéré, au prétexte que les ouvriers allaient être équipés d’outils numériques. Pourtant, même les cadres regrettent cette évolution. Les ouvriers désormais mettent leur casque le matin et repartent à la fin de leur journée, sans dire bonjour à personne. La surveillance, le flicage des salariés que beaucoup d’acteurs redoutaient lors de l’introduction de ces outils, n’est pas advenue. En fait, la standardisation extrême des procédures l’a remplacée”.
“La promesse d’une automatisation des entrepôts pour résoudre les problèmes de santé par exemple, n’est pas nouvelle. En vérité, ce n’est pas le cas. On n’est pas du tout en train d’automatiser les entrepôts, au contraire”, explique David Gaborieau. “Il y a de plus en plus d’ouvriers dans le secteur de la logistique. En fait, ce discours sur l’automatisation produit seulement des effets politiques et des effets d’invisibilisation du travail”. On ne cesse de répéter que ces emplois vont disparaître ce qui permet surtout de les dévaluer.
L’introduction de la commande vocale nous montre le très faible encadrement qui existe dans le monde de l’entreprise lors de la mise en place de nouvelles technologies. “On peut même parler d’une perte de contrôle citoyen et démocratique dans le monde de l’entreprise”, par exemple avec la disparition des CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), qui ont fait perdre des espaces de paroles qui n’étaient déjà pas si nombreux. “Ensuite, les discours enchantés sur le numérique et les technologies, refusent de voir leurs impacts négatifs au prétexte d’une technologie qui serait neutre. Mais les outils sont créés par des individus dans le but de rationaliser le travail. Et un outil comme celui-ci ne promet rien d’autre que de le rationaliser”.
“Enfin, quand on parle de l’introduction de technologies, prédominent des discours venus du haut de la hiérarchie sociale, des classes supérieures, invisibilisant les discours provenant des classes populaires”. Le consensus scientifique sur la numérisation ne nous dit pas que des pans entiers du monde du travail vont disparaître ou que les métiers pénibles seront automatisés - “cela n’arrive jamais, malgré toutes les promesses qui se répètent depuis le début de l’industrialisation”. “Le consensus nous dit d’abord qu’il va y avoir une polarisation très forte entre d’un côté des métiers très qualifiés qui vont profiter du numérique - et qui à mon avis sont très bien représentés dans cette assemblée par exemple - et de l’autre côté, des classes populaires qui vont en subir les conséquences de manière beaucoup plus grave”. Nous devons absolument tenir compte de cette polarisation quand on parle du numérique et de l’IA, conclut le chercheur, “sinon on risque de faire passer des rêves pour des réalités et oublier les dures conséquences que l’introduction des technologies ont dans certains espaces de la société”.
☕ Café IA !
Une tournée de cafés IA dans la presse quotidienne régionale. La semaine dernière, nous avons accompagné Clara Chappaz, ministre chargée du numérique et de l'intelligence artificielle, au KonKar Lab de Concarneau, puis au Shadok, tiers-lieu emblématique de Strasbourg, pour animer plusieurs Cafés IA et rencontrer acteurs locaux et citoyens. Ouest France et Le Télégramme reviennent sur ces événements. Un grand merci à toutes les personnes présentes ! La semaine s’est conclue par un grand Café IA organisé dans le cadre de ChangeNow, le salon international des solutions environnementales. L’occasion d'interroger notre relation à l’IA avec une cinquantaine de personnes autour d’une partie d’Aïe Aïe IA. Merci beaucoup !
Vendredi 18 avril, Jean Cattan est intervenu dans le cadre de la 3e édition des ateliers de l’Avenir numérique organisés à Varzy. Pour en savoir plus, Le Journal du Centre revient plus largement sur l’événement.
De très nombreux Cafés IA s’organisent, notamment à Rennes, Maisons-Laffitte, Lyon, Caen, ou encore à Lieuvillers dans l’Oise ou à Lorient le 12 mai, à Fursac le 15 mai, à Vannes le 22 mai, à Épernay le 23 mai, à Troyes le 27 mai.
La Boîte noire de l’IA sort de l’ombre ! Alors que nous avions pu la tester en avant-première à l’occasion du festival Tech&Fest à Grenoble, la Boîte noire de l’IA, conçue par l’association Datactivist et Nantes Métropole, est désormais accessible à tous gratuitement ! Ce jeu pédagogique vise à comprendre le fonctionnement de l’IA générative, à resituer son cycle de vie, de l’extraction de ressources naturelles jusqu’aux usages des modèles, en passant par la collecte de données d'entraînement, et à mettre en débat les enjeux environnementaux et sociétaux de ces technologies. Pour en savoir plus et vous procurer le jeu, c’est par ici. De notre côté, nous vous reparlerons très vite de ce format d’animation de Café IA !
« Quand on pense au travail, il faut penser avant tout à l’émancipation de nos collectifs et de personnes. Cette émancipation peut se faire par la valorisation de ce qui peut émaner de nos pensées, peut-être en interaction avec la machine, mais surtout, et beaucoup, dans les collectifs. » Pour le 1er mai, Jean Cattan était invité par Pauline Paccard sur le plateau de France 24 aux côtés de Paola Tubaro, Yann Lechelle et Caroline Fredrickson pour échanger sur la question de l’impact de l’IA sur le travail. Au-delà des espoirs et des inquiétudes, il appelle à transformer les questions techniques en questions sociales et collectives.
Les Cafés animation, un espace d’échange autour de Café IA de retour le 15 mai. Nous vous donnons rendez-vous jeudi 15 mai de 13h30 à 15h (en ligne) pour un nouveau temps d’échange co-animé avec France Num qui sera dédié aux Cafés IA France Num à destination des TPE PME : actualités, retours d’expérience, questions / réponses, ressources utiles… n’hésitez pas à vous inscrire ici pour participer au débat et poser vos questions.
La parole aux conseillers numériques :
À l’occasion du Mois du Numérique organisé par la Communauté urbaine d’Arras, j’ai eu le plaisir d’animer deux Cafés IA avec des classes de CM2 au Centre Social Arras Ouest. On a démarré par une partie d’Aïe Aïe IA, qui a tout de suite captivé les enfants : ils ont dû coopérer, réfléchir ensemble… et surtout, ils ont parlé d’IA de manière très spontanée ! La chose qui m’a marquée est qu'ils utilisent déjà des IA génératives dans leur quotidien, comme pour les devoirs, les loisirs… Un tiers d’entre eux l’avaient déjà testée ! D’où l’importance de les accompagner dès maintenant, avec des formats ludiques et adaptés.
Malvina Pétain, Conseillère Numérique, Centre Social Arras Ouest
🔎 La veille du Conseil
Regouverner la monétisation ?
Pour Tech Policy Press, Victoire Rio de What to Fix estime qu’il faut réguler les programmes de monétisation de contenus que proposent désormais toutes les plateformes. Facebook a plus de 3,8 millions d’éditeurs « partenaires », comme il les appelle. Et plus d’un million ont été créés en 2025 seulement. Ces modèles de redistribution des revenus sont souvent très simples : plus le nombre de vues et d'engagements générés sont élevés, plus la plateforme verse d'argent. Or, la communauté de la régulation s’est beaucoup intéressée à la modération des contenus, aux recommandations publicitaires, aux problèmes que posent l’amplification algorithmique, mais elle s’est peu penchée sur la « gouvernance de leur monétisation », c’est-à-dire à la façon dont les plateformes redistribuent l’argent et à la manière dont leurs décisions de monétisation « façonnent in fine l'environnement informationnel ».
Dans un rapport consacré au sujet, What to Fix estime que « les plateformes de médias sociaux ont redistribué plus de 20 milliards de dollars de leurs revenus à plus de 6 millions de comptes l'année dernière ». « Et pourtant, nous ignorons qui les plateformes ont payé, combien elles ont payé, ni pour quel contenu ! », rappelle Victoire Rio. L’enjeu n’est pas que cette redistribution n’ait pas lieu, bien au contraire, précise-t-elle : « Ce qui m'inquiète, c'est de laisser les décisions de redistribution des revenus aux plateformes de médias sociaux, sans transparence ni contrôle ». Et notamment, le fait que ces revenus bénéficient de plus en plus à des acteurs de la désinformation ou encore le fait que ces financements puissent être coupés unilatéralement pour nombre d’acteurs légitimes, avec des recours limités et sans compensation pour les pertes de revenus associées. Or, ni le DSA européen, ni le Online Safety Act britannique, n’abordent clairement les systèmes de monétisation des plateformes comme un vecteur de risque. Là encore, la transparence des modalités de reversement est en cause, accuse Victoire Rio, qui souhaite que nous considérions les modalités de monétisation comme un enjeu spécifique, c’est-à-dire un enjeu de régulation.
De l’impact de l’IA sur la santé et la sécurité au travail
L’organisation internationale du travail publie un rapport sur la manière dont les technologies émergentes améliorent la santé et le bien-être des travailleurs tout en soulignant la nécessité de politiques proactives pour faire face aux nouveaux risques. En assumant les tâches dangereuses, en rationalisant les opérations, l’IA améliore la sécurité au travail, notamment en prévenant les accidents. Mais les technologies peuvent aussi réduire la supervision humaine et augmenter la charge de travail. Pour l’OIT, ces risques nécessitent de nouvelles mesures pour améliorer la santé et la sécurité au travail, notamment en favorisant la participation des travailleurs dans le déploiement des technologies.
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🏃 En bref... Le reste de l’actualité du Conseil !
Imaginer des intelligences artificielles qui « soutiennent les capacités psychiques, mentales et intellectuelles au lieu de les court-circuiter ou de les remplacer ». Dans son dernier numéro, la revue Esprit consacre un dossier sur l’IA qui invite à envisager la technologie comme une altérité, contre et avec laquelle il nous faudra vivre, sans renoncer à définir ce qui doit rester essentiel, commun et inaliénable à l’humain. Retrouvez y notamment un article d’Anne Alombert, qui participera également le 21 mai à une table ronde à la bibliothèque Robert Sabatier organisée à l’occasion de la sortie du numéro. Inscriptions. ✦ « L’initiative prise par la DINUM en collaboration avec les autorités allemandes, consistant à développer une suite numérique open source pour le secteur public en tant qu’alternative à Microsoft Office, est emblématique de ce qu’il conviendrait de faire : utiliser la puissance publique pour susciter le développement de socles logiciels en source ouverte et favoriser la standardisation d’expériences utilisateurs alternatives aux services fournis par les grandes entreprises américaines. » Pour le Grand Continent, Gilles Babinet et Milena Harito appellent notamment, dans un article sur les enjeux géopolitiques à l'œuvre en matière d’infrastructures numériques, à créer les conditions pour renforcer l’action publique dans le secteur. ✦ « Ce que nous montre le procès Meta, c’est qu’internet est bouleversé en permanence. Les modèles économiques et les algorithmes de 2012, 2013 ont extraordinairement changé et la régulation se trouve confrontée à cette différence de vitesse entre son propre rythme et les rythmes d’évolutions d’internet. » Dans le podcast Entendez-vous l'éco ? sur France Culture, Joëlle Toledano revient, aux côtés d’Anne Bellon et de Jamal El Hassani sur les procès américains de Google et Meta, tous deux accusés de pratiques anticoncurrentielles, et leur potentiel risque de démantèlement. Pour en savoir plus sur les enjeux à l'œuvre, une plus large analyse est à relire dans la dernière édition de Cénum. ✦ « On ne peut pas trop culpabiliser les citoyens, il faut aussi agir sur les entreprises privées qui ont fondé leur modèle d’affaire sur l’exploitation de notre attention. » Interrogée sur le plateau du 16h/18h sur France info à la suite d’une publication d’une tribune de Gabriel Attal et Marcel Rufo sur la possibilité de mettre en place un couvre feu numérique pour les mineurs, Anne Alombert a rappelé que les discours alarmistes sur l’utilisation des écrans par les adolescents masquent très souvent la question du modèle économique de ces réseaux. Les puissances publiques pourraient utiliser leur rôle pour limiter le pouvoir que ces plateformes privées ont sur nos données personnelles, en régulant et mettant à disposition des dispositifs sociaux d’aides : des groupes de paroles, des lieux pour se retrouver et échanger dans un débat collectif. ✦ « Nous sommes face à des outils que tout le monde utilise quotidiennement, mais, en fait, on voit qu’il y a finalement assez peu de gens qui comprennent vraiment le fonctionnement de l’IA. [...] Et tous ces questionnements méritent d’être posés collectivement, et auprès de tout type de public. » Le Figaro étudiant revient sur la table ronde organisée début avril par l’Efrei avec David Sadek, Luc Julia et Joséphine Corcoral sur les risques et enjeux du développement de l’IA.
👋 Avant de partir
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Cette lettre d’information a été préparée par Hubert Guillaud et Gabriel Ertlé et illustrée par Magali Jacquemet.