Les citoyens proposent, le politique dispose. Échange avec Paula Forteza

Nous avons échangé avec Paula Forteza, députée des Français établis en Amérique latine et aux Caraïbes. Elle nous a livré son éclairage sur les défis de la démocratie participative à l’ère numérique en s’appuyant notamment sur des exemples étrangers.

Comment percevez-vous le rapport des institutions au numérique ?

De mon expérience, non seulement en tant que députée, mais aussi au sein d’Etalab, je tire trois axes majeurs de réflexion quant à la relation du numérique aux institutions. Le premier axe est qu’il est nécessaire d’échanger et travailler en permanence de façon interactive avec la société civile et les citoyens. Cela s’applique autant pour la construction des politiques publiques que pour l’exercice de la démocratie en général et le travail parlementaire.

Le deuxième axe vise le contexte institutionnel. Sa rigidité régulièrement constatée est le fruit d’un historique, ce qu’on appelle le path dependency, soit la dépendance au chemin. Certains blocages sont difficiles à surmonter dû à des questions culturelles ou encore juridiques. Il faut donc essayer de trouver les fenêtres d’opportunité, pour « hacker le système ». Il y a des moments où les conditions sont réunies, des moments où elles ne le sont pas, il faut trouver les bons alliés et savoir être opportuniste.

Le troisième axe vise à encourager des approches très concrètes fondées sur l’expérimentation. Il faut tester et expérimenter avant de passer à l’échelle avec ce qu’on appelle parfois des preuves de concepts, c’est-à-dire des petits projets qui permettent de montrer ce qui est possible et convaincre autour de soi. Dans ce contexte, notre relation à la donnée s’avère déterminante.

En quoi la relation à la donnée affecte-t-elle particulièrement votre travail ?

Tout d’abord, il y a une question d’accès des données par les parlementaires pour faire la loi. Sous la présidence de François de Rugy, un rapport avait été publié et visait à identifier les bases de données pertinentes pour le travail de l’Assemblée nationale et la manière de les utiliser. L’Assemblée nationale avait organisé un énorme hackathon intitulé #dataFin avec des administrateurs de Bercy, des administrateurs de l’Assemblée, des acteurs de société civile, des data scientists et des Civic Tech. La vocation de cet évènement était de travailler sur les données, leur ouverture et des visualisations pour permettre aux parlementaires d’évaluer les amendements votés. Le #datafin 1 avait notamment abouti à la création de LexImpact, outil de calcul d’impact des amendements parlementaires sur les projets de loi. Repris par l’Assemblée nationale, l’outil a été pour la première fois utilisé lors de l’examen du projet de loi finance de 2020.

Au-delà du partage des données avec l’Assemblée nationale, se pose la question de l’ouverture des données avec le grand public. Lors du Grand débat national, j’ai fortement poussé auprès du gouvernement pour que les contributions au Grand débat national soient mises à la disposition de tous. L’objectif était que chacun puisse faire des analyses complémentaires à celles réalisées par le gouvernement. Cela avait été très utile pour avoir des analyses territoriales croisées avec des données de l’Insee qui permettaient de mieux comprendre les profils des participants par zone géographique. Cette illustration amène à s’interroger sur les données d’intérêt général, qui ne sont pas que les données produites et maîtrisées par les pouvoirs publics, mais aussi celles produites par des acteurs privés. Sur ce point, de nombreux amendements en faveur de l’ouverture des données, notamment en matière environnementale, ont été déposés depuis plusieurs années. Récemment, les données liées à la pandémie ont été au cœur du débat public avec les outils CovidTraker et ViteMaDose mis en place par Guillaume Rozier. L’ouverture de ces données par les pouvoirs publics est l’aboutissement d’une bataille de près d’un an. Une manière de qualifier la demande est de dire : ouvrons ces données au grand public pour que d’autres acteurs puissent s’en servir.

Plus particulièrement concernant l’ouverture des données du Parlement et des parlementaires, une politique d’ouverture des données de l’Assemblée nationale existe, ce qui est une bonne chose en soi, mais dispose encore d’angles morts. Par exemple, les amendements déclarés irrecevables (qui sont de plus en plus nombreux) ne sont pas en open data. Je pense qu’il est nécessaire d’ouvrir ces données afin que chacun puisse se faire son idée sur leur recevabilité selon les différents critères fixés par la Constitution : lien direct ou indirect avec le texte, création de charge budgétaire, etc. La question ne doit pas être abordée uniquement à l’échelle de l’institution en tant que telle, mais également dans l’activité de chaque député. C’est pourquoi je prône des bonnes pratiques au niveau de chaque député en termes de transparence, notamment à travers l’ouverture des données concernant les dépenses, les frais de représentation ou encore les agendas parlementaires. L’ouverture de l’agenda permet de retracer l’origine des amendements et ainsi d’avoir une réelle transparence et traçabilité sur la production de la loi.

Quelle perception avez-vous des mécanismes de participation citoyenne et d’expression politique ?

Les initiatives de démocratie participative ont connu un foisonnement au niveau mondial dès 2016. Ces initiatives ont notamment été valorisées lors de la présidence par la France du sommet de l’Open Government Partnership (OGP) (2016-2017). Dans ce cadre, Etalab a développé l’OGP toolbox, soit un catalogue de tous les outils de Civic Tech qui existent dans le monde avec des cas d’usage à destination des agents publics et responsables politiques.

Le Grand débat national et la convention citoyenne pour le Climat ont marqué un changement d’échelle de ces démarches. Malgré la participation de la population française et le portage politique, ces initiatives ont toutefois été vécues comme une grande frustration par rapport aux promesses énoncées, où toutes les propositions allaient être reprises et soumises au Parlement pour débat. Avec plusieurs parlementaires, nous avons aussi été très déçus du texte de loi présenté, en deçà et des ambitions annoncées et des propositions des participants à la convention. Lesquelles n’ont pas pu faire l’objet d’un vrai débat dans l’hémicycle. Ces initiatives auraient dû s’appuyer davantage sur les travaux existants en matière d’études d’impact et d’évaluation de ces démarches.

Ces déceptions ont rencontré une dynamique émergente et qui est cette fatigue que peuvent ressentir les citoyens autour des questions de participation à des processus de consultations. Une manière d’y répondre n’est alors pas de désinvestir le terrain de l’échange citoyen, au contraire : il faut institutionnaliser un lien direct entre ce que disent les citoyens et les décisions prises par les responsables politiques. Il faut aller au-delà de cette démocratie participative, où les citoyens proposent et le politique dispose. Au-delà du contexte politique dans lequel il a été utilisé, le slogan de la campagne pour le  Brexit « Take back control » illustre l’envie des citoyens de participer aux décisions et non plus seulement de s’exprimer. En France, cette envie s’est fait ressentir à travers le mouvement des Gilets jaunes dont le fil conducteur a été celui du référendum d’initiative citoyenne et de la prise des décisions par les citoyens. Il y a une envie d’une démocratie plus directe et spontanée. La réponse à cette envie doit être apportée au sein des institutions et non pas en dehors de celles-ci, au risque sinon de les affaiblir. Ainsi, il ne faut pas seulement faire participer les citoyens dans des enceintes ad hoc isolées, laissées à part du monde politique, mais bien les intégrer au pouvoir décisionnel.

Dans cette logique, il y a quelques semaines, nous avons organisé le « Débat sans filtre », 80 heures de débats en livestream sur Twitch avec 150 experts, citoyens ou encore responsables d’associations sur le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique. Les participants aux débats ont alors pu librement s’interroger sur le niveau d’ambition des amendements, sur les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, mais aussi sur le travail des parlementaires au sein de l’Assemblée nationale et plus largement sur les procédures législatives. Il y a une phrase qui nous a été rapportée par le chat : « On est ravis d’avoir nos députés à portée d’engueulade ». C’était très parlant et cette démarche en général a été très enrichissante, pour tout le monde.

Évidemment, il ne s’agit pas de réduire l’espace démocratique à l’espace numérique. Les espaces physiques sont eux aussi essentiels pour la démocratie. Cela est d’autant plus important que les outils de participation en ligne soulignent des risques de fracture numérique. En France, le bâtiment de l’Assemblée nationale est par principe complètement fermé aux citoyens alors que c’est la maison du peuple. Le seul espace ouvert à tous est la boutique où l’on peut acheter des souvenirs ! Sur le modèle brésilien, nous avons alors ouvert le Palais Bourbon en proposant à tous ceux qui le voulaient de s’inscrire et de venir travailler avec les députés tous les vendredis dans le cadre du « Bureau ouvert ». Avec ces participants de divers horizons, nous avons également développé différents outils, notamment une plateforme intitulée « Questions Citoyennes ». Cette plateforme permet aux citoyens de poser des questions afin que les parlementaires les reprennent sous forme de questions écrites ou orales au gouvernement.

Il y a une phrase qui nous a été rapportée sur Twitch « On est ravis d’avoir nos députés à portée d’engueulade ». C’était très parlant.

Au-delà du cas français, il faut regarder ce qui se fait à l’étranger pour nourrir nos pratiques d’expériences positives. Plusieurs initiatives illustrent ces nouveaux modes de collaboration entre les citoyens et les politiques. L’Amérique latine est porteuse de beaucoup d’innovations sur ces questions, dont le budget participatif au Brésil. Un outil développé par le Parlement colombien permet quant à lui aux citoyens d’exprimer leur position sur les textes de loi en même temps que leurs élus. L’Assemblée constituante au Chili est encore une illustration marquante de ce qui se passe dans cette région. Sans aller chercher si loin, DECIDIM, plateforme développée par la ville de Barcelone, qui repose sur un logiciel libre, représente aussi une des plateformes les plus performantes des civic tech. Cela est notamment dû à ses différentes fonctionnalités : budget participatif, consultations, tirage au sort... D’autres exemples européens peuvent être cités tels que les commissions de citoyens tirés au sort à l’Assemblée nationale développées en Belgique.

Enfin, en Asie, il y a également Audrey Tang, figure reconnue à l'international et ministre du numérique à Taïwan. Ses initiatives dans le domaine de la démocratie numérique sont nombreuses : la mise en place du dispositif de délibération citoyenne « VTaiwan » (pour VirtualTaiwan), qui permet d’adresser au gouvernement des propositions sur le numérique ou encore « Join », une plateforme, qui vise entre autres de consulter le budget de l’État et d’adresser des requêtes en ligne au gouvernement sur l’ensemble des sujets de portée nationale. Dans le contexte de la pandémie, Taïwan a aussi organisé des collaborations inspirantes entre le gouvernement et la société civile avec une ouverture des données très rapide, et il est vrai des usages de données personnelles  plus intrusifs que ce que l’on permettrait en France.

Quels sont les nouveaux modes à instaurer pour rendre la démocratie participative plus opérante ? Quelles contraintes institutionnelles ou encore législatives lever ?

Pour rendre la démocratie participative plus opérante, il faut faire évoluer le cadre institutionnel. Les rapports du groupe de travail Démocratie numérique évoquent différentes pistes telles qu’abaisser les seuils pour les référendums, mettre en place des droits de pétition ou rédiger une charte du numérique constitutionnel sur l’exemple de la Charte de l’environnement. À l’époque, une réflexion avait été portée sur l’inscription d’un chapitre sur la participation citoyenne dans la Constitution. Rappelons que la Constitution espagnole énonce le principe de participation citoyenne comme source de décision et d’action législative.

Le passage à l’échelle doit aussi s’accompagner d’une acculturation en matière  de participation aux élections et aux débats publics pour permettre à chacun de se construire des convictions politiques et de déchiffrer les décisions publiques. Toutefois, on assiste à un paradoxe : la mise en place des consultations s’est répandue à tous les niveaux (ministériel, collectivités territoriales, société civile), cependant les consultations réunissent de moins en moins de participants.

Le passage à l’échelle doit aussi s’accompagner d’une acculturation en matière de vote et de participation aux débats pour permettre à chacun de déchiffrer les décisions.

Ainsi, il faut trouver le bon équilibre, qui ne devrait pas nécessairement et seulement résulter dans la mise en place de nouvelles plateformes de consultation en ligne. On voit bien que les jeunes citoyens adhèrent de moins en moins à la vision globale des partis politiques, mais se mobilisent de plus en plus sur des causes précises. Cette démarche est permise par les réseaux sociaux qui offrent des formes décentralisées de participation, telles que les community organizing expérimentées aux États-Unis. Ces nouvelles formes d’engagements et de participation ont pour but de faire émerger de nouveaux profils qui pourront faire évoluer les institutions et les règles du jeu démocratie. En Belgique par exemple, il y a des commissions de citoyens tirés au sort à l’Assemblée nationale, ce qui permet que les députés et les citoyens travaillent ensemble sur les textes de loi. C’est le mélange de ces deux légitimités qui va faire que l’on ne restera pas bloqués sur une concurrence entre la démocratie représentative et la démocratie participative.

Sur la question de donner du pouvoir aux citoyens et une vraie place dans le processus de décision, il y a aussi toutes les réflexions liées à la représentativité de ces différents types d’assemblées. Dernièrement, j’ai été très intéressée par l’assemblée constituante au Chili, où le mode de scrutin et d’investiture mis en place a été travaillé avec des politologues très pointus, afin de permettre une parité des sièges entre les élus rattachés à des partis politiques et des élus indépendants, qui ne militent au sein d’aucun parti. Cette initiative pose des réflexions sur le financement de la politique et sur la manière de faire émerger des candidatures citoyennes. C’est plus ou moins ce qui a été fait avec « The Squad » aux États-Unis, qui a permis d’investir des potentiels identifiés sur le terrain, tels que Alexandria Ocasio-Cortez, et qu’ils ont formés pour aller de l’avant.

En France, nous pouvons prendre l’exemple du projet sur lequel j’ai pu travailler pendant la campagne municipale de Cédric Villani à Paris qui visait à développer un tirage au sort de citoyens sur les listes municipales. 575 personnes de profils très variés ont proposé leur candidature pour figurer sur les listes et 48 personnes ont finalement été tirées au sort. Mais, la France a du mal à développer de telles initiatives. Peut-être est-ce dû au poids historique de notre bagage juridique, administratif et institutionnel ? Pour y répondre, il y aurait une vraie réflexion à porter sur la démocratie liquide, aussi appelée délégative, où pour chaque décision le votant dispose de la possibilité soit de voter directement, soit de transférer son droit de vote à un délégué de son choix, personnalité pouvant avoir une expertise ou une légitimité particulière sur un sujet donné, et méritant donc sa confiance.

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