En quoi DeepSeek rebat les cartes ?

Depuis le week-end dernier, on ne parle que de lui dans le monde du numérique et au-delà : DeepSeek, l’agent conversationnel chinois.

DeepSeek se présente comme aussi performant que ses équivalents américains comme ChatGPT, tout en ayant été, dit-on, développé à moindre coût et avec beaucoup moins de ressources. Pour s’orienter dans la masse d’informations produites et comprendre ce que ce nouveau venu déplace sur la scène de l’IA générative, nous vous proposons cette semaine une sélection de lectures pour éclairer le débat. N'hésitez pas à partager ce mail ou à y répondre si vous souhaitez échanger. Bonne lecture !

En quoi DeepSeek rebat les cartes ? ✦ Sur la route du Sommet pour l'action sur l'IA. ✦ Plus qu’une semaine avant Café IA à Tech&Fest. ✦ Le reste de l'actualité du Conseil.

En quoi DeepSeek rebat les cartes ?

Comme le rappelle le New York Times, DeepSeek est une start-up fondée en 2023 et détenue par le fonds chinois High-Flyer. Elle a vocation à développer une IA générale, c’est-à-dire une IA capable de résoudre tout problème et de se développer par elle-même. Depuis deux ans, l’entreprise a commencé par développer une série de grands modèles de langage (large language models, LLM), à l’image des modèles qui portent Chat-GPT, Gemini ou Mistral.

Le 10 janvier, DeepSeek lance une application conversationnelle gratuite. Jusque-là, le service était passé relativement inaperçu, avec des performances comparables aux services équivalents préexistants. Ce qui a changé depuis, c’est que la firme a mis à jour son modèle et publié un rapport technique, rappelle Venture Beat, détaillant comment cet agent conversationnel avait été conçu. Surprise : DeepSeek n’aurait nécessité que 2 000 puces Nvidia de dernière génération pour son entraînement, bien moins que les modèles concurrents, pour un coût total de puissance de calcul de 6 millions de dollars. « En comparaison, GPT-4, lancé en mars 2023, a coûté plus de 100 millions de dollars, a expliqué OpenAI, qui dépense 5 milliards par an en calcul, selon The Information. Son rival Anthropic évoquait récemment des coûts d’entraînement dépassant 1 milliard de dollars par modèle », détaille Alexandre Piquard pour Le Monde. Ce que cette annonce signifie en creux, c’est que la constitution de systèmes d’IA puissants peut ne pas être seulement l’apanage des plus grosses entreprises comme c’était souvent affirmé auparavant.

Comment est-ce possible ? Libération fait le point à ce sujet : « Plusieurs explications techniques sont avancées. Comme le relève Mashable, la société emploierait une méthode baptisée « mixture of experts », consistant à utiliser plusieurs modèles d’IA spécialisés plutôt qu’un seul généraliste plus gros. De quoi gagner en rapidité et en puissance de calcul. Le Monde repère également que DeepSeek utiliserait des nombres codés en 8 bits, une définition moins bonne mais plus légère que les 32 ou 16 bits. » Pour retrouver une explication plus technique encore, ce post LinkedIn de Lê Nguyen Hoang, co-fondateur et PDG de Calicarpa, revient plus en détail sur le fonctionnement de DeepSeek.

Les conséquences ne se sont pas faites attendre : le lendemain de la publication, Nvidia a battu le record historique de perte de valorisation boursière en dévissant de 590 milliards de dollars sur la journée. Le Nasdaq a plongé lui aussi de plus de 3 %. De l’autre côté, DeepSeek est devenu l’application la plus téléchargée. Comme le rapporte Alexandre Piquard dans Le Monde : « DeepSeek-R1 est le moment Spoutnik de l’IA », a lancé, dimanche sur la plateforme X, Marc Andreessen, un des capital-risqueurs les plus connus de la Silicon Valley, en référence au lancement, en 1957, du premier satellite soviétique. « Cela ressemble à l’irruption des voitures japonaises dans les années 1960 », lui a répondu un internaute. »

Les monopoles ne fonctionnent pas.

Le fait que l’arrivée de DeepSeek ait fait s’effondrer le marché technologique américain, rapporte Le Monde, montre que les entreprises de l’IA américaines étaient certainement surévaluées. Dans la Tech, les entreprises technologiques n’ont cessé d’essayer de construire des positions dominantes, rappellent Ryan Grim et Waqas Ahmed pour Drop Site. Ces dernières années, Lina Khan, à la tête de la Commission fédérale du commerce avant qu’elle ne soit débarquée par l’administration Trump, a lancé des poursuites à l’encontre de nombre des géants de la Tech du fait des monopoles qu’ils constituaient. « Il est désormais clair que le fossé que les États-Unis ont construit pour protéger leurs entreprises de la concurrence a en fait créé les conditions qui leur ont permis de s’atrophier », expliquent les journalistes. « Avec une infime fraction de leurs ressources et sans accès à toute la panoplie de la technologie des puces américaines, la société chinoise DeepSeek a mis la Silicon Valley sur la touche. »

Ironiquement, DeepSeek remplit aujourd’hui la mission originelle d’OpenAI en fournissant un modèle open source qui fonctionne tout simplement mieux que bien d’autres, et surtout moins cher. Le contrat social conclu entre le gouvernement Trump et la Silicon Valley était simple : « nous laisserons une poignée de technomilliardaires devenir incroyablement riches et en échange, ils construiront une industrie technologique qui maintiendra l’Amérique en position dominante à l’échelle mondiale. » Mais les milliardaires de la tech ont rompu le contrat : « ils ont pris l’argent, et au lieu de continuer à innover et à rivaliser, ils ont construit des monopoles pour empêcher la concurrence – en obtenant même l’aide de l’État américain pour bloquer l’accès de la Chine à la technologie », à l’image des puces avancées construites par les leaders américains dont l’accès sur le marché mondial est particulièrement restreint. Lina Khan avait raison : « Notre histoire montre que le maintien de marchés ouverts, équitables et compétitifs, en particulier aux points d’inflexion technologiques, est un moyen essentiel de garantir que l’Amérique bénéficie de l’innovation que ces outils peuvent catalyser. »

« Ce que DeepSeek a prouvé n’est pas seulement technologique, mais aussi philosophique. Il montre que l’esprit combatif des constructeurs de la Silicon Valley est mort » estime le journaliste Ed Zitron. « Les grands modèles de langage (et les modèles de raisonnement) sont une niche. La seule raison pour laquelle ChatGPT est devenu si important est que l’industrie technologique n’a pas d’autres idées de croissance. » Sam Altman a semblé à beaucoup un magicien, alors qu’il n’est qu’un mauvais PDG qui brûle l’argent de ceux qui croient en lui, tance Zitron, toujours autant en colère contre « l’escroquerie » de l’IA.

L’historien Brian Merchant pointe à son tour le grand affaiblissement de l’industrie américaine de l’IA. Pourquoi, étant donné que la grande majorité des ressources pour la recherche en IA est concentrée aux États-Unis, est-ce « un projet annexe d’un fonds spéculatif chinois qui a permis ce saut d’efficacité… Se pourrait-il que les principaux acteurs de l’IA aient été plus intéressés par le renforcement de leur approche du « plus c’est mieux », par l’élargissement de la portée de leur projet et par l’accumulation de pouvoir, plutôt que par la tentative d’innover de manière à rendre l’IA plus agile, plus démocratisée, pour reprendre l’un des termes préférés de l’industrie, et plus efficace ? » 

Cette veille se prolonge sur notre site, avec une réflexion sur l’explosion de la bulle de l’IA ✦ Une synthèse pour comprendre l’échec américain à contenir l’innovation chinoisePourquoi ni la Chine ni les Etats-Unis n’ont perdu ? ✦ Une synthèse sur les limites de l’ouverture de DeepSeek qui montre que le centre de gravité de l’open source s’est déplacé et que l’ouverture ne signifie ni neutralité ni fiabilité ✦ Et des pistes de réflexions sur le travail invisible de la production de données en Chine ; le passage à l’échelle ; le pillage des contenus…

Version longue

🗞️ Les actualités de Café IA !

Sur la route du Sommet pour l'action sur l'IA. Merci pour votre intérêt et vos nombreux retours sur nos événements du vendredi 7 février qui affichent complet. Aujourd’hui, nous vous présentons plus en détail le Tribunal pour les générations futures, un événement inédit que nous co-organisons avec l’Ademe, l’Arcep, le CESE, le CGDD, l’IGN, Inria, Paris 1 (au titre de l’IRJS et l’Observatoire de l’IA) et Sciences Po, qui promet d’être aussi inspirant qu’important pour réfléchir ensemble à la question : « Y a-t-il une IA pour sauver la planète ? ».

L’arrivée de l’IA générative relance le débat sur la relation du numérique à l’environnement. Les données sur son déploiement affluent, révélant des impacts contrastés. D’un côté, les usages de l’IA soulèvent des préoccupations environnementales qui commencent à être documentées : consommation énergétique, émissions de CO2, extraction de ressources et consommation en eau. De l’autre, l’IA offre des leviers prometteurs pour la transition écologique, comme l’amélioration des prévisions météorologiques, la gestion des ressources naturelles ou encore la simulation de scénarios au moyen de jumeaux numériques des territoires.

Alors que les décisions doivent être prises aujourd’hui avec des répercussions pour les générations futures, neuf institutions publiques et universitaires ont décidé d’organiser ensemble un Tribunal pour les Générations Futures, marque inédite de l’union des secteurs publics et académiques sur les enjeux numériques et environnementaux.

Le programme s’annonce exceptionnel avec la participation au procès et en tant que témoins de Jacques Sainte-Marie (Inria), Lou Welgryn (Data For Good) et Charles Gorintin (Alan/Mistral). En tant que public, vous jouerez un rôle crucial puisque vous serez invités à voter à la fin du procès.

Plus qu’une semaine avant Café IA à Tech&Fest. Rendez-vous les 5 et 6 février 2025 à Grenoble pour Tech&Fest. Le Conseil y animera un espace dédié à Café IA pour débattre, expérimenter, dialoguer et créer ensemble les conditions d’une appropriation collective de l’IA. Pendant deux jours, venez échanger à nos côtés et prendre part aux nombreux ateliers proposés sur notre espace : jouer à une partie de Bataille de l’IA ou de Future of AI avec Latitudes, découvrir le jeu Aïe Aïe IA développé par la Métropole de Lyon et l’atelier La Boîte noire de l’IA de Datactivist, parler d’IA au travail à travers le jeu sérieux de l’Aract Rhônes-Alpes, échanger avec Réseau Canopé pour démystifier l'IA, s'outiller et penser l'usage de l’IA au service du pédagogue ou bien vous former à l’animation de Café IA aux côtés de nombreux conseillers numériques. Vous êtes un acteur local et souhaitez venir sur notre espace ? Inscrivez-vous gratuitement à l’événement via ce lien.


🏃 En bref... Le reste de l’actualité du Conseil !

« Si l'on reste entre personnes qui maîtrisent ces sujets et qui aiment la technologie, on peut oublier que ces inquiétudes existent et qu'il faut y répondre. Il faut les écouter. C'est exactement ce que nous faisons avec les Cafés IA, en allant sur le terrain, en échangeant avec des citoyens de tous horizons, avec l'appui des conseillers numériques et du Conseil national du numérique. Nous discutons de ces peurs, de leur origine et, surtout, nous apportons des réponses concrètes. Si on ne s'y attaque pas, on ne pourra jamais pleinement tirer parti des bénéfices de l'IA. C'est un enjeu collectif ». Dans une interview pour Paris Match, la ministre déléguée chargée de l'Intelligence artificielle et du Numérique Clara Chappaz s’exprime en amont du Sommet pour l’action sur l’IA et y évoque Café IA ! ✦Début janvier, la ministre animait justement deux cafés IA à Massy et Vandœuvre : à revivre sur ici et ici. ✦ Invité au micro de Léa Salamé et de Nicolas Demorand à la matinale de France Inter jeudi matin, Gilles Babinet a rappelé le besoin de s’inquiéter de l’alliance techno-politique qui se dessine aux États-Unis et de leur conception du libéralisme et de la liberté d’expression. ✦  « Hello Quitte X est un rappel à l'ordre pour les autorités, qui doivent agir pour imposer cette portabilité aux plateformes. » Interrogé par L’Express sur le mouvement Hello Quitte X, Jean Cattan a rappelé le besoin de mettre en place des actions en faveur de la portabilité et l’interopérabilité des réseaux sociaux. ✦ Il en parlait également sur RFI, au micro de Laurence Garcia et aux côtés de Benjamin Sonntag.

👋 Avant de partir

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Comme d’habitude, n’hésitez pas à nous faire vos retours. Vous avez des questions, des remarques ou des suggestions ou vous souhaitez que nous abordions un sujet en particulier ? Nous sommes à votre écoute ! N’hésitez pas à nous écrire à info@cnnumerique.fr.

Cette lettre d’information a été préparée par Hubert Guillaud et Joséphine Corcoral, illustrée par Magali Jacquemet et réalisée avec le soutien de Jean Cattan et Gabriel Ertlé.