De l'attention profonde à l'hyper-attention. Échange avec Katherine Hayles

De l'attention profonde à l'hyper attention ? Quel rôle ont les technologies numériques sur notre attention ? Comment l'éducation peut la préserver ? Katherine Hayles, chercheuse et professeure émerite, est l’auteure de Lire et penser en milieux numériques (UGA Editions, 2017).

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Quelle est la différence entre l’attention profonde et l’hyper attention ?

Dans mon ouvrage de 2017, j'ai effectué de nombreuses recherches en sciences cognitives et en neurosciences sur les fonctions exécutives de la conscience, c'est-à-dire sur la manière dont notre conscience dirige l'attention. De nombreuses recherches collaboratives indiquent un passage de l'attention profonde à l'hyper-attention. Alors que l'attention profonde se caractérisait par une concentration sur un seul objet - comme par exemple la lecture d'un long roman -, l'hyper-attention se caractérise par un niveau d'ennui et de lassitude plus élevé, ce qui signifie que les individus vont avoir tendance à multiplier les flux d'informations et à passer rapidement de l'un à l'autre.

Pourtant, lorsque les individus adoptent une approche multitâche dans leur travail, il leur faudrait davantage de temps pour se re-concentrer et amorcer la tâche suivante. En effet, les recherches indiquent que la concentration est unitaire, ce qui signifie que vous ne pouvez pas vous concentrer sur plus d'une chose à la fois. La partie de la conscience qui est responsable de la création de cette focalisation agit comme un projecteur, elle n’éclaire qu’une seule chose à la fois, même si vous pouvez la déplacer très rapidement. Cependant, dans la pratique, même si le multitâche est moins efficace, certaines personnes préfèrent cette approche parce qu'elles aiment la stimulation de multiples sources d'information.

Quel pourrait être l'impact des technologies numériques sur le passage à l'hyper-attention ?

Tout d'abord, la controverse sur le temps d'écran affectant les jeunes enfants est une question essentielle en raison de la plasticité de leur cerveau, qui est maximale à la naissance puis diminue progressivement. Pendant les premières années, les réseaux synaptiques des enfants sont réinitialisés pour s'adapter à leur environnement, leur rythme de vie et leur cadre de vie.

À cet égard, les technologies numériques peuvent soulever plusieurs problèmes. D'abord, les enfants disposent de très peu de temps non-structuré (c’est-à-dire de temps où ils sont totalement libres), alors qu'ils ont besoin de temps pour découvrir le monde par eux-mêmes. Surtout, il est important que les enfants interagissent directement - et non à travers des écrans - avec le monde par leurs sens et manipulent des objets. Si la majorité de leurs expériences sont médiées par un écran, leurs structures cognitives vont s’en trouver changées. En effet, à mesure que le rythme s'accélère et que les expériences deviennent de plus en plus virtuelles, les enfants s'ennuient très facilement. S'ils sont habitués à une stimulation continue par les écrans, dès que cette stimulation s'arrête, ils commencent à se plaindre. Même si certaines expériences virtuelles sont propices à la concentration, comme les jeux vidéo où les jeunes peuvent se plonger pendant des heures, la structure de récompense des jeux vidéo est artificielle, car elle est programmée pour leur donner une récompense en dopamine rapide. Or, ce n’est pas ce qu’il se produit dans la vie, on n'obtient pas de récompenses à un rythme régulier, il faut parfois attendre des années... Et cette capacité à être patient, la structure cognitive nécessaire, est partiellement diminuée par le passage à l'hyper-attention.

Il est important que les enfants interagissent directement - et non à travers des écrans - avec le monde par leurs sens et manipulent des objets.

Quel pourrait être le rôle de l’éducation pour éviter ces risques ?

Le problème n'est pas la technologie numérique en tant que telle, mais la manière dont nous l'abordons dans le contexte éducatif.

Tout d'abord, le principe général devrait être que les enfants de moins de 10 ans ne se voient pas recevoir d'écrans à l'école. À cet égard, il existe des écoles privées qui mettent l'accent sur l'exploration par les sens des enfants, et qui ne donnent certainement pas de tablettes à leurs élèves, mais les encouragent à sortir, à utiliser leur corps pour faire ou créer quelque chose.

Deuxièmement, lorsque les enfants plus âgés reçoivent des appareils numériques, les programmes scolaires devraient inclure des conseils sur la manière de les utiliser, et pas seulement un manuel. Je pense que c'est une grave erreur de donner des appareils numériques aux enfants comme s'il s'agissait de boîtes noires. La technologie elle-même doit être interrogée et ne doit pas être considérée comme un acquis mais comme l’objet de concepteurs. Il est important d'enseigner et de souligner que ces artefacts sont conçus sur la base de choix qui ne coïncident pas nécessairement avec nos besoins. Plus les jeunes comprendront les technologies, plus ils auront la possibilité d'être actifs et de s'interroger sur ce qui se passe. Dans la pratique, une façon de faire passer les élèves du statut de destinataires passifs à celui de destinataires actifs est de mettre l'accent sur leur propre capacité à créer des choses. Il ne s'agit pas seulement d'utiliser des logiciels, mais aussi d'apprendre à programmer et à créer des modifications... Nous devrions insister sur le fait que la technologie est conçue et qu'ils peuvent en modifier la conception, en prendre le contrôle, surtout pour les lycéens et les étudiants. Plus ils apprendront comment l'appareil est conçu, plus ils sauront comment y résister, car ils comprendront qu'ils sont manipulés.

Il est important d'enseigner et de souligner que ces  artefacts sont conçus sur la base de choix qui ne coïncident pas nécessairement avec nos besoins.

Troisièmement, si nous utilisons les technologies numériques en tant qu'enseignants, nous devons expliquer explicitement à nos élèves comment lire une œuvre numérique. En effet, le numérique ne signifie pas que le travail doit être superficiel. Ce qui est différent, c'est que, face à des travaux numériques, les étudiants arrivent avec des attentes très différentes. À UCLA, j'ai demandé à mes étudiants de lire Frankenstein de Mary Shelley, en conjonction avec l’œuvre électronique Patchwork girl de Shelley Jackson. Ils ont anticipé que la lecture du livre proprement dit prendrait 10 à 12 heures et demanderait beaucoup d'attention, mais ils ont simplement survolé l'œuvre électronique et y ont consacré moins d'une demi-heure, alors que cette dernière œuvre était en fait beaucoup plus complexe. Notre première discussion sur ce travail électronique était très pauvre par rapport à notre discussion sur le livre. C'est à nous, en tant qu'enseignants, de mettre leur esprit dans la bonne disposition pour appréhender de tels travaux électroniques.

Comment faire en sorte que ces bonnes pratiques soient suivies par le système éducatif ?

Il me semble qu'il faut commencer par les éducateurs, car c'est là que l'on peut obtenir le plus d'améliorations programmatiques, puis par les éducateurs et enfin les parents. Il pourrait également être intéressant d'impliquer des designers au sein de l’école. Les artistes sont une autre ressource importante, car ils essaient toujours de s'approprier les choses ; avoir un programme artistique solide à l'école qui invite à modéliser ce type d'approche de la technologie me semble être un aspect important.

Plus généralement, je pense que les éducateurs devraient être formés quant à l'influence des médias sur notre façon de penser et de réfléchir. Le véritable enjeu pour moi, c’est d'empêcher la mainmise sur la capacité des jeunes à être créatifs et critiques, or c’est ce que la technologie actuelle est conçue pour faire. Il est important d'encourager ces capacités plutôt que de les supprimer.

 

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