Éveiller à la sexualité sur les réseaux sociaux ? Résumé d’un échange collectif

Les réseaux sociaux sont des espaces d’éducation à la sexualité, avec de nombreux contenus pédagogiques et enrichissants. Retour sur un échange collectif sur l’influence de ces espaces en ligne sur les discours sur la sexualité, ainsi que les espaces alternatifs qui existent par ailleurs.

Dans le cadre de sa réflexion sur le champ numérique de l’éducation à la sexualité, le Conseil et les étudiantes du certificat égalité femmes-hommes de Sciences Po ont organisé trois échanges collectifs. Le premier a permis de mettre en lumière l’importance des outils et pratiques numériques, dont l’usage des réseaux sociaux  dans l’exploration des relations affectives et de l’intimité chez les adolescents et jeunes adultes ainsi que les phénomènes auxquels les utilisateurs peuvent être confrontés en ligne : la présence de contenus discriminants et toxiques, le sexisme et plus largement la haine en ligne ou encore le harcèlement et les intimidations. Le second a quant à lui permis de révéler l’importance de l’éducation aux médias et à l’information pour améliorer l’expérience des jeunes dans la découverte de leur vie affective, relationnelle et sexuelle en ligne en développant leur esprit critique.

Pour ce troisième échange collectif, nous nous penchons sur les espaces d’éveil à la sexualité sur les réseaux sociaux. Quels codes adopter pour toucher un public jeune ? Quelle place occupent aujourd’hui les contenus pédagogiques relatifs à l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle dans ces espaces numériques ? Quelle dépendance aux plateformes ? Quelles pistes pour améliorer la visibilité des contenus enrichissants et pédagogiques ?

Cet échange a réuni :  

  • Camille Aumont Carnel, leadeuse d’opinion et créatrice du compte @jemenbatsleclito ;
  • Philippe Martin, docteur en santé publique et responsable du projet Sexpairs (Inserm et Ined) ;
  • Léïla Roebben, chargée de communication en santé sexuelle sur le dispositif onsexprime.fr de Santé publique France.


Voir le replay

Atteindre un public jeune en partant de ses codes et représentations

Camille Aumont Carnel, Philippe Martin et Léïla Roebben partagent un même constat : il faut partir des préoccupations des jeunes et adopter leurs codes pour que leur attention se tourne vers les contenus en ligne d’éveil à la sexualité. Camille Aumont Carnel explique : les publics jeunes “sont d’abord sensibles aux codes avant d’être sensibles à quelconque légitimité pédagogique” en ligne. Dans le même sens, Philippe Martin explique la nécessité, notamment sur support numérique, de “s’adapter à leurs expressions langagières, leurs codes et à leurs usages” qui doivent être constamment considérés “quand on pense l’action“, bien qu’il souligne également que les usages numériques des jeunes sont en “évolution constante”. Ce qui suppose d’adapter sans cesse la communication institutionnelle aux usages et codes de communication des jeunes publics.

Léïla Roebben explique ainsi la manière dont le site internet onsexprime.fr a été conçu : “Nous avons repris les questions les plus posées [par les jeunes] pour créer notre site et nos contenus. En parallèle, nous faisons passer des messages de santé publique”. Selon elle, la présence de Santé Publique France sur les réseaux sociaux est nécessaire “car les jeunes y sont. Enfin, l’importance de l'adaptation au public cible semble être au cœur de leur dispositif, avec une priorité : aller chercher les publics éloignés de l’éducation à la sexualité. “Les garçons sont [...] une cible que nous prenons particulièrement en compte, cela nécessite de créer des contenus qui vont les attirer” en adoptant leurs codes et en répondant à leurs questionnements et préoccupations.

La diffusion des contenus d'éducation à la sexualité face aux algorithmes de recommandation

Créer des contenus à destination des jeunes sur les réseaux sociaux expose à de nombreuses difficultés. Léïla Roebben revient sur plusieurs d'entre elles. La première difficulté est bien celle de s’adapter aux algorithmes sans cesse changeants : “Nous ne savons pas comment ils évoluent, ni de quelle manière. Cela nous oblige à être dans une logique constante de test and learn.” La deuxième difficulté réside dans l’impossibilité de cibler les contenus en fonction de l’âge, d’autant plus depuis que le règlement sur les services numériques (RSN), adopté à l’échelle européenne en octobre 2022, interdit le ciblage publicitaire en ligne pour les mineurs sur ces plateformes en ligne. La modération est une source de préoccupation également puisqu’en laissant uniquement les jeunes se répondre entre eux, ils observent que certaines désinformations sont relayées. À ce titre, un community manager sur les réseaux de Santé Publique France est chargé de “débunker” les fausses informations tout en “interrogeant leurs normes pour déconstruire les discours. Enfin, une autre difficulté à laquelle est confrontée Santé Publique France réside dans la surmodération de leurs contenus : “C’est un problème, [...] les géants du web ont des politiques de censure particulièrement prudentesen termes de contenus évoquant la sexualité. Face à ce phénomène, Léïla Roebben formule une recommandation : “Ce qui pourrait être intéressant serait un whitelisting de certains comptes [...] pour ne pas être invisibilisé sur les réseaux et au moins profiter de la même chance que d’autres comptes malgré les sujets qu’on aborde.” (NDLR : le “whitelisting” est une pratique visant à accorder des privilèges ou services particuliers à une entité sur une plateforme afin de rendre certains contenus davantage visibles)

À cette idée, Camille Aumont Carnel acquiesce. Elle aussi est victime de cette difficulté, qu’elle qualifie de “shadowban” de la part des plateformes, à savoir “le fait de pénaliser, voire même de punir, en invisibilisant le contenu et en déployant des techniques qui font qu’on est de moins en moins visible sur les réseaux sociaux”. Elle rencontre aussi d’autres difficultés dans le cadre de son activité sur les réseaux sociaux, notamment le harcèlement : “J’incarne une facette qu’on ne veut pas forcément voir et en plus de ça je parle aux jeunes, donc j’ai du harcèlement plutôt du côté des adultes.Face à cela, elle souhaiterait qu’il existe un “raccourci pour porter plainte directement” depuis la plateforme. Enfin, elle insiste sur la nécessité de pouvoir disposer d’outils et de fonctionnalités pour pouvoir personnaliser son expérience sur les réseaux sociaux et atteindre sa cible. Elle souligne ainsi la nécessité d’avoir des fonctionnalités permettant “le ciblage d’une communauté” pour voir quelles “tranches d’âges” sont atteintes par exemple, ou disposer “d’un reporting hebdomadaire détaillé de nos contenus de notre audience et pouvoir les classer par récurrence”.

Cet état de fait induit que les réseaux sociaux ne peuvent être considérés comme l’alpha et l’oméga d’un échange en ligne : “Les enseignants nous ont indiqué que tous les jeunes n’étaient pas touchés par les contenus d’éducation à la vie sexuelle sur les réseaux sociaux”, rapporte ainsi Philippe Martin. Lui-même insiste d’ailleurs sur la difficulté à parler d’éducation à la sexualité sur les plateformes en raison “des mots qui peuvent être censurés”. À ce titre, il s’avère nécessaire selon lui de “collaborer avec les personnes qui sont responsables des algorithmes” pour comprendre ce qui bloque les contenus pédagogiques d’éducation à la sexualité.

Créer des espaces de conversation et d’information hors des réseaux sociaux : quelle visibilité ?

Face à ces difficultés, est-il possible de sortir des réseaux sociaux en maintenant une visibilité de ses contenus ? Dans le cadre de son projet de recherche action SexPairs, Philippe Martin a développé une application “anonyme, fermée, interactive et participative” en partant des préoccupations des jeunes, et en les incluant dans les décisions concernant l’évolution des fonctionnalités de cette dernière. L’objectif de cette plateforme : “que les jeunes se sentent suffisamment en confiance, au cœur de leur propre éducation à la sexualité”. Les jeunes utilisateurs peuvent trouver à la fois ”un espace de communauté en ligne” pour discuter entre eux et publier des contenus éducatifs, mais aussi “un chat interactif” et “des lives avec des experts de santé sexuelle”. La modération est assurée par ces mêmes experts en santé sexuelle, en amont des publications, et toujours dans l’optique d’animer une “communauté en ligne qui ne soit pas figée, avec des contenus sans cesse renouvelés”. Comme le souligne Philippe Martin, “Sexpairs s’inscrit dans la complémentarité de ce qui se fait déjà, notamment grâce à onsexprime.fr et aux comptes qui partagent des contenus éducatifs sur les réseaux sociaux”.

Pour Camille Aumont Carnel, il est parfois nécessaire de créer des espaces alternatifs d’échange et d’information pour favoriser l’éducation à la sexualité. Elle explique son raisonnement par le besoin d’avoir une “liberté d’expression totale” et d’atteindre un public bien précis. Cette logique est entrée dans son quotidien : “J’aime bien partir du macro pour créer d’autres communautés et qui sont du coup plus micros, bienveillantes, plus petites, donc plus faciles à modérer, que ce soit pour les parents, les adolescents, les femmes qui viennent d’accoucher ou autres” explique-t-elle. Pour elle, si quitter les réseaux sociaux permet d’obtenir davantage de liberté de création, cela ne permet pas d’atteindre un public large et diversifié comme avec les grandes plateformes.

Renforcer les collaborations entre créateurs de contenus et pouvoirs publics pour mieux exister sur les réseaux sociaux

La question de la collaboration entre acteurs publics et créateurs de contenu génère un débat entre les participants. Léïla Roebben explique ainsi que pour accroître la visibilité des messages de prévention en santé sexuelle, la collaboration avec des créateurs de contenus s’impose pour Santé Publique France. En effet, pour elle, il faut “aller chercher plus de monde via des collaborations”. La collaboration se ferait “avec des voies plurielles” mais autour “d’un seul et même message.

Philippe Martin quant à lui émet certaines réserves. En effet, bien qu’il collabore lui-même avec Santé Publique France dans le cadre du projet Sexpairs, il considère qu’il faut veiller à ce que la diffusion de contenus institutionnels ne soit pas “un frein à la participation, parce que le discours serait trop conventionnel, trop lissé et ne laisserait pas la place à une communauté en ligne, de soutien où il est possible de s’exprimer librement.

Camille Aumont Carnel témoigne enfin de collaborations passées avec des acteurs publics : “le fait de collaborer avec des institutions en termes de communication donne parfois des résultats assez déceptifs”. Elle explique que malgré la volonté des institutions de “toucher les jeunes”, les codes utilisés restent trop éloignés des attentes de ces derniers : “Pourquoi faire encore des posts en bleu pastel ? Pourquoi mettre ses logos sur tous les posts ?”. Elle regrette par ailleurs que les créateurs ne soient vus que comme “de potentiels relais à forte communauté”, et non pas comme “des personnes qui partagent un système de valeur souhaitant aborder des thématiques communes”. Selon elle, c'est dans la co-création que réside la réussite d’une collaboration entre un créateur de contenu et une administration publique. De plus, Camille Aumont Carnel souhaite que les pouvoirs publics "laissent des espaces de paroles", créent des “relais avec les professionnels de santé. Enfin, elle soulève l’idée de “créer une plateforme” qui mette en relation l’ensemble de ceux qui œuvrent à améliorer l’éducation affective, relationnelle et sexuelle des jeunes. 



Pour aller plus loin 

Atelier