L’esprit critique pour répondre aux flux continus. Echange avec François Taddei

Pour une révolution des savoirs. Echange avec François Taddei, directeur de recherche en biologie des systèmes à l’Inserm, et fondateur du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) en 2006.

Directeur de recherche en biologie des systèmes à l’Inserm, François Taddei a fondé le Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) en 2006 afin de co-construire et partager “de nouvelles manières d'apprendre, d'enseigner, de faire de la recherche et de mobiliser l'intelligence collective dans les domaines des sciences du vivant, de l’apprendre et du numérique pour relever les objectifs de développement durable (ODDs) des Nations Unies”. Pour ce faire, le CRI s’appuie sur plusieurs projets : programmes d’enseignement interdisciplinaire, collaboratoire de recherche INSERM-Université de Paris, co-construction d’un campus durable et d’infrastructures numériques. Il est également à l’initiative de #LearningPlanet en partenariat avec l'UNESCO et l'AFD pour que les apprenants puissent faire face aux problématiques sociétales et environnementales.

François Taddei est l’auteur du livre Apprendre au XXIe siècle, où il plaide pour une (r)évolution de  nos savoirs : “Comment  faire pour que, dans ce monde en pleine mutation,  l’éducation, la recherche s’adaptent suffisamment  vite ? Quelle est la place de l’humain dans un monde de machines ? Comment s’appuyer sur la technologie pour développer nos capacités individuelles et notre intelligence collective ?”. Très actif sur l’avenir de la recherche et de l’enseignement supérieur, il a notamment contribué à « France 2025 » (Diagnostic stratégique : dix défis pour la France) et a remis à l’OCDE un rapport sur l’éducation intitulé « Former des constructeurs de savoirs collaboratifs et créatifs :  un défi majeur pour l’éducation du 21ème siècle ».

Comment intégrez-vous le numérique dans les perspectives d’avenir des individus ?

Au Centre de recherches interdisciplinaires (CRI), la méthodologie consiste à partir systématiquement des trajectoires d’apprentissages et ainsi développer des outils qui ont vocation à aider celui qui apprend à savoir ce qu’il sait. Ce n’est pas si simple de savoir ce que nous savons, et c’est encore moins simple de savoir ce que nous ne savons pas.

S’il s’agit de se confronter à des problématiques nouvelles pour l’humanité (climat, covid etc.), le numérique peut nous aider à nous positionner dans ce nouvel espace. Dans cette perspective, nous avons développé une intelligence artificielle qui a commencé par lire l’intégralité de Wikipédia pour ensuite faire quelque chose que Diderot et d'Alembert pouvaient faire au XVIIIe siècle, mais qu’aucun d’entre nous ne peut faire aujourd’hui : avoir une vision de l’ensemble des connaissances de notre temps, et ce même dans plusieurs langues. Je trouvais intéressant que cet outil permette de cartographier l’existant de la connaissance et, grâce au machine learning, de transformer n’importe quel texte en vecteur et le plonger dans cet espace. L’opération est réplicable pour n’importe quel corpus de texte (apprentissage formel, individu, institution). Pour prendre l’exemple de la cartographie d’un apprenant, il est alors possible d’évaluer sa situation par rapport à un diplôme (il sait 10% de ce qu’il y a dans cette licence par exemple) ; c’est uniquement du déclaratif mais ça peut indiquer si ça vaut la peine de remplir un dossier de candidature ou de compléter telle formation ; cartographier une offre d’emploi et la comparer à ce que nous savons ou savoir ce qu’il nous manque etc., dès lors que l’on a des bases de données conséquentes.

Au regard de la pyramide de Maslow, l’idée serait d’être capable de cartographier les niveaux les plus élevés - capacité à apprendre, à trouver du sens, créativité - car il n’y a pas d’outil qui nous aide à savoir où on est et où on peut aller, contrairement aux niveaux les plus “bas” qui se rattachent au marché de la nourriture, de l’immobilier, du transport. Si on a des besoins, d’autres ont peut-être des ressources pour nous aider à avancer, apprendre ou trouver du sens. Il en va de même si on a un projet en commun, voire un rêve commun ; John Lennon disait “I may be a dreamer but I’m not the only one”. Nous avons un rêve : comment trouver d’autres rêveurs qui partagent le même rêve ? Cette capacité à créer du collectif pour co-construire une trajectoire est très intéressante.

Comment faites-vous le parallèle entre les systèmes d’intelligence artificielle que vous développez et les systèmes d’éducation ?

Richard Elmore, professeur à la Harvard school of education, avait réalisé un MOOC intitulé “Les pilotes du changement” qui questionnait les systèmes d’apprentissage de la manière suivante : 1) ce que vous êtes censé apprendre, vous avez choisi de l'apprendre ou quelqu’un vous l’a imposé ? 2) est-ce que vous l'apprenez en compétition avec les autres ou dans une dynamique coopérative ? Une troisième question complémentaire au MOOC suite à mes échanges avec Richard serait : est-ce que, dans ce que vous apprenez, la réponse est dans une étagère ou un site web, ou bien cherche-t-on à se confronter à un système inédit ? (changement climatique…) La plupart des systèmes éducatifs sont centrés sur un système où les apprenants ne choisissent pas ce qu’ils apprennent et sont en compétition les uns avec les autres. Ce qui nous intéresse c’est d’accompagner les apprenants qui choisissent librement des défis ouverts, et de les aider à utiliser l’ensemble des ressources humaines ou technologiques qui vont les aider à explorer ça. Dans un monde où les machines savent faire toujours plus de choses, il faut aider les humains à faire des choses que les machines ne font pas. Mémoriser et calculer sont typiquement des compétences que les machines savent faire, mais coopérer sur un défi du XXIème siècle me paraît aujourd’hui central. Et là, la technologie peut nous aider, par exemple en nous mettant en lien avec des personnes complémentaires et en nous permettant ainsi de faire des choses qu’on ne ferait pas seul. Savoir régler les problèmes du passé, qui est l’essence du système éducatif, n’est pas ce qui nous prépare au monde d’aujourd’hui. Si l’éducation veut se préparer au monde de demain il faut la repenser et repenser les pédagogies, les méthodes, les outils, la formation des enseignants.

Dans un monde où les machines savent faire toujours plus de choses, il faut aider les humains à faire des choses que les machines ne font pas.

Je suis très inspiré par les travaux d’Alison Gopnik (UC Berkeley), selon lesquels nous sommes tous des chercheurs, capables d’avoir notre représentation du monde. Elle montre ainsi que les enfants de 5 ans savent résoudre des problèmes que des étudiants ou des chercheurs ne savent pas forcément résoudre. Lorsqu’on les laisse explorer, cela peut être très riche ; de notre côté, nous essayons donc d’accompagner cette exploration. Alors que l’éducatif est dans l’exploitation du connu, nous nous intéressons à l’exploration des frontières entre le connu et l’inconnu. Nous avons besoin de jeunes capables de questionner le monde. Or, pour aider les jeunes à passer d’un questionnement enfantin à un questionnement scientifique, les idées doivent se confronter à la réalité, à travers l’expérimentation. Néanmoins, lorsqu’on explore le connu et l’inconnu, l’esprit critique est très important : l’esprit critique est probablement l’une des dimensions de l'humanité qui fera toujours défaut et dont on aura toujours plus besoin à mesure que le flux d’informations continue à s’accélérer, d’autant plus lorsque celui-ci est généré par des machines.

Alors que l’éducatif est dans l’exploitation du connu, nous nous intéressons à l’exploration des frontières entre le connu et l’inconnu.

Comment créer une dynamique de changement vis-à-vis de l’éducation traditionnelle ?

Afin de faire croître les dynamiques de middle ground [communautés d’apprentissages], de créer des réseaux et d’aboutir à un “global middle ground”, nous avons lancé un projet intitulé “Learning Planet” (Planète apprenante), qui ambitionne d’être un embryon de middle ground ouvert à l’échelle internationale, et de créer un lieu d’encapacitation de la jeunesse, avec le soutien d’Audrey Azoulay et de l’UNESCO. L’idée de ces global middle grounds serait de définir des récits collectifs, mais aussi des cadres de liberté, des places, et faire en sorte que ces communautés co-créent des projets, avec des événements fédérateurs dans la communauté et au-delà. Avec la bienveillance de l’UNESCO, nous cherchons à transformer la journée de l’éducation en learn educate festival, où chacun peut célébrer ses apprentissages, formels ou informels, scolaires ou non. L’année prochaine, nous souhaiterions célébrer le passé (à travers un Panthéon “ouvert” où chacun pourrait faire entrer ceux qu’il souhaite), le présent (et les crises qu’on a pu surmonter individuellement et institutionnellement) et le futur des apprentissages (en invitant chacun à écrire sa vision du futur de l’éducation).

Dans notre monde, les défis sont tellement complexes qu’on a besoin à la fois d’intelligence collective, individuelle et artificielle.

Fondamentalement, nous avons besoin de créer du collectif. Quand un jeune m’a demandé comment j’ai fait pour réaliser mes rêves, j’ai pris conscience du fait que n’en avais jamais réalisé aucun tout seul. Si une poignée de gens peuvent changer le monde, il faut que cette poignée se rencontre et se convainque qu’elle a le pouvoir d’agir. Au Centre de recherches interdisciplinaires (CRI), nous cherchons à aider les gens à se rencontrer ; et pour passer à l’échelle supérieure, il est intéressant d’utiliser les outils numériques. Le pari est de mettre en relation des personnes qui ont la même aspiration, avec un écueil éthique : est-ce que ce rêve est compatible avec la vie en société ? L’intelligence artificielle pourrait justement nous aider à identifier les rêves compatibles les uns avec les autres. Au regard de la pyramide de Maslow, si les ressources des uns correspondent aux besoins des autres, comment créer ces liens ? On peut aussi travailler sur le concept du Wikigai, un Ikigai [mot japonais que l’on peut traduire par « raison d'être »] collectif, pour réfléchir à la manière dont on aligne l’individu au collectif. Toutefois, l’intelligence artificielle est un moyen et pas une fin en soi. Je pense qu’il faudrait l’utiliser pour que les humains fassent des choses ensemble, entre humains. Dans notre monde, les défis sont tellement complexes qu’on a besoin à la fois d’intelligence collective, individuelle et artificielle. La question est de savoir quel but ces intelligences servent : maximiser le profit, ou les apprentissages ? Comment augmenter les capacités à penser ? Comment s’inspirer d’une sagesse ancestrale ? Comment interroger les enfants ?

A cet égard, nous travaillons avec les auteurs du rapport de l’OMS et de l’UNICEF “un avenir pour les enfants du monde ?” pour savoir comment donner la parole à la jeunesse internationale en fonction des besoins des enfants et de leurs droits. Comment repenser la citoyenneté de la jeunesse ? Pour catalyser le changement, il faudrait faire une alliance de toutes les volontés et co-construire avec les plus jeunes. Il y a eu des initiatives en ce sens il y a un siècle (avec la République des enfants en Pologne, de Janusz Korczak), et aujourd’hui avec la civic tech, le développement durable etc., il y a un potentiel énorme.

Pour catalyser le changement, il faudrait faire une alliance de toutes les volontés et co-construire avec les plus jeunes.

Quelles sont vos plus grandes frustrations ?

Le besoin de changement est plus fort que jamais, la capacité de la jeunesse à aspirer à autre chose est plus forte que jamais, les technologies sont plus puissantes que jamais, mais on manque fondamentalement de plusieurs choses. Tout d’abord, de moyens : dans la recherche biomédicale, on peut trouver un vaccin dans l’année parce qu’on a énormément de moyens. Le pourcentage du budget dédié à la recherche dans l’éducation est très faible à côté, en France en tout cas. En Chine, il y a trente centres de recherches sur l’intelligence artificielle et l’éducation, dans la Silicon Valley il y a beaucoup de levées de fonds. Ma frustration, c’est le manque de fonds publics sur ce sujet. Il y a, de mon point de vue, une faute institutionnelle, car le financement de la recherche dans l’éducation est négligé. Ensuite, il y a un manque de capitalisation sur ce qui marche, et enfin, un manque de formation continue des enseignants.

Historiquement, si on regarde Athènes ou les Lumières, c’est un nouvel ensemble qui a été mis sur pied, dont l’éducation mais aussi l’art, les sciences, la philosophie, la citoyenneté, la démocratie, à Athènes autour de l’agora et de la cité avec la technologie de l’époque. Pendant les Lumières, cela s’est opéré autour de l’imprimerie et à l’échelle de la Nation. Toutefois, même dans ces périodes ouvertes et plus démocratiques, tout cela restait au service de certains et se faisait au détriment d’autres, notamment des enfants. Tant que l’on ne mettra pas les enfants au cœur du dispositif et que l’on sera dans une logique de domination (du parent ou du maître) reproduite de façon inconsciente, les choses ne changeront pas. Je pense donc qu’il faut inventer une citoyenneté plus inclusive au profit des plus jeunes, et une citoyenneté “fractale”, c’est-à-dire déployée à toutes les échelles et qui inclut la citoyenneté globale, car les problèmes d’aujourd’hui ne sont pas uniquement ceux de la Nation ou de la cité. Il faudrait repenser l’héritage des Lumières en étant plus inclusif, respectueux et coopératif. En définitive, il s’agit de passer d’une logique d’exploitation de soi, des autres, de la planète, à une logique de care. Selon Jonathan Haidt (the Righteous Mind, 2013), dans toute communauté humaine, il y a 6 invariants ; les deux plus forts sont le care et le fair, car aucun de nous serait vivant si on n’avait pas pris soin de nous à la naissance, et aucun ne survivrait seul dans la nature. Nous sommes des êtres sociaux et nous avons besoin d’équité et de soin. Il y a aussi la liberté, très variable dans les sociétés, puis vient la communauté (famille, humanité) ou le sacré. Finalement, la question principale pour moi est la suivante : qu’est-ce qui fait autorité et pour quoi sommes-nous prêts à faire des sacrifices ?

 

Pour aller plus loin :
-    François Taddei, Apprendre au XXIe siècle
-    CRI, UNESCO, Projet Learning Planet
-    « France 2025 » : Diagnostic stratégique : dix défis pour la France
-    François Taddei, Rapport sur l’éducation remis à l’OCDE : “Former des constructeurs de savoirs collaboratifs et créatifs :  un défi majeur pour l’éducation du 21ème siècle”
-    Richard Elmore, MOOC Leaders of learning : Les pilotes du changement
-    OMS/UNICEF : Un avenir pour les enfants du monde? (2020)
-    Jonathan Haidt, the Righteous Mind, 2013.

 

Partager